Quand le silence est d’ores… et déjà de la violence

La violence masculine est instrumentale et politique

Comme expliqué dans cet article, les violences masculines, notamment conjugales, n’ont rien d’accidentel ou d’irrationnel. Que ce soit sur le plan interpersonnel ou sociétal, qu’il s’agisse de violence physique, sexuelle, économique ou psychologique, ces violences masculines sont intentionnelles, instrumentales et politiques. Selon Lundy Bancroft, spécialiste des conjoints violents, si les exigences et les stratégies de contrôle peuvent varier en fonction des individus et du contexte socioculturel, la racine du problème reste fondamentalement la même : une vision du monde selon laquelle les femmes, a fortiori “la leur”, sont là pour les servir. La violence des hommes a pour finalité d’amener les femmes à se plier à leur volonté, à l’échelle individuelle et collective – l’une et l’autre se renforçant mutuellement. Contrairement à ce qu’ils veulent faire croire à leur partenaire après coup, lorsqu’un homme a recours à la violence dans une dispute, il ne “perd pas le contrôle”, bien au contraire : il l’exerce.

Nous souscrivons à l’analyse de Bancroft selon laquelle ces hommes conçoivent leurs relations de couple comme autant de guerres[1]. Chaque dispute constitue par conséquent à leurs yeux une bataille : “Si vous considérez une dispute avec votre partenaire comme une bataille, pourquoi ne pas utiliser toutes les armes que votre esprit est capable de concevoir ? L’état d’esprit sous-jacent rend ces comportements presque inévitables.”, affirme Lundy Bancroft[2]. Si ces hommes demandent pardon, ce n’est pas parce qu’ils sont sincèrement désolés, mais parce que leurs stratégies pour nier, minimiser ou inverser la responsabilité des faits ont échoué les unes après les autres et qu’ils sont à court de munitions – et l’adversaire ne perd rien pour attendre.

En finir avec le mythe de la “vraie violence”

Parce que la domination masculine intime est encore essentiellement lue sous un prisme psychologisant qui nie son caractère délibéré et politique, les formes de maltraitance les moins explicites passent généralement sous le radar des analyses de la violence. Lorsqu’elles font l’objet d’une théorisation, les formes de domination d’apparence plus passive et inoffensive sont généralement réduites à un simple problème de communication  et/ou à une difficulté des hommes à lutter contre les automatismes acquis à travers leur socialisation de genre. Tandis que la première explication renvoie implicitement aux femmes la responsabilité de mieux s’exprimer afin de résoudre ledit problème de communication, la seconde revient en quelque sorte à présenter les hommes comme des victimes du système de domination qui a été érigé par et pour eux, d’une part, et de leur violence, d’autre part. La négligence dont la majorité des hommes fait preuve dans le cadre conjugal, tant en matière de soin émotionnel que de travail ménager, est trop souvent l’objet de ce type d’analyses dépolitisantes.

En revanche, lorsqu’il est question de violences parentales contre les enfants, il est désormais plus communément admis que la négligence relève d’une forme de maltraitance. Il en va de même dans le cadre du couple hétérosexuel (et, plus largement, de toutes les relations où un lien affectif relie une femme à un homme) : la domination peut tout aussi bien s’exprimer par les hurlements, les coups ou les humiliations verbales que par des formes de violence plus feutrées et insidieuses. Les moyens varient, la finalité demeure : tirer le meilleur parti de la relation sans avoir à donner en retour plus qu’ils ne sont disposés à concéder. Toutes les stratégies passives de refus de partage égalitaire des tâches ménagères relèvent au fond de la même logique que les coups et les insultes : s’il y a une femme pour faire le sale boulot à leur place, alors ils s’arrangeront pour qu’elles le fassent. Ceux qui y parviendront sans avoir eu à lever le poing ou même la voix auront de surcroît le bénéfice de se voir et d’être vus comme des “mecs biens”. 

Pourtant, donner sans compter à une personne que l’on aime et qui, tout en prétendant également nous aimer, ne nous donne quant à elle qu’au compte-gouttes, est à la fois objectivement une injustice et subjectivement une source de grande souffrance. Devoir mendier des lessives et des messages de soutien à la personne qui est supposée être leur principal allié de vie mine l’estime de soi et érode la santé, psychique comme physique, des femmes. C’est une forme de violence, à la fois systémique et interpersonnelle.

Tout comme le mythe du “vrai viol”[3] le battage médiatique autour de la “vraie violence” conjugale participe de l’escamotage de toutes les autres formes de violences, pourtant les plus répandues, en les disqualifiant comme relevant bel et bien de la violence. Tout aussi infondé et nuisible que celui du “vrai viol”, le mythe de la “vraie violence” doit être combattu avec la même ferveur.

Le roi du silence

Attiser la colère de la femme au tison du silence…

Ainsi que l’ont notamment démontré Luis Bonino et Péter Szil[4], la torture psychologique par le silence fait partie de cet arsenal de contrôle et de représailles patriarcales qui n’est que très rarement analysé comme tel. Les hommes déploient le plus souvent cette stratégie suite à un reproche qui leur a été adressé par leur compagne, ou, parfois en amont, lorsqu’ils savent pertinemment qu’ils ont été pris en défaut et qu’ils sentent le reproche venir. Au lieu d’assumer la responsabilité de leurs actes, de demander pardon et de s’employer à ne plus jamais reproduire le comportement qui a fait souffrir la femme en question, ils la laissent alors mariner dans le silence pendant plusieurs jours.

Cette opération va à coup sûr déclencher peu ou prou l’enchaînement de réactions suivant : la femme ne comprend pas pourquoi la discussion s’est soudainement interrompue de manière unilatérale et sans la moindre explication, elle va ruminer la situation nuit et jour, regarder frénétiquement son téléphone toutes les deux heures – si ce n’est plus – en quête d’un indice qui pourrait l’aider à élucider l’énigme de ce si mystérieux silence, chaque fois avec l’espoir d’y trouver enfin la notification du message tant attendu, elle va serrer les dents pour ne pas relancer trop vite – ce qui la ferait à coup sûr passer pour impatiente/ faible/ hystérique/ obsédée – en se disant qu’il va bien finir par “se rendre compte”  et revenir de lui-même… en vain. Et, à force de ne pas voir arriver le message salutaire, comprenant confusément qu’il n’arrivera pas de lui-même, elle finit par “craquer” et sortir de ses gonds.

…pour ensuite l’accuser d’avoir le sang chaud !

Et ça, c’est du pain béni pour notre gredin : il va alors pouvoir détourner l’attention du problème initial, dont il est responsable, en se retranchant derrière l’excuse du légitime “besoin de temps”. Il avait juste besoin de prendre un peu de recul avant de revenir vers elle, et la voilà qui l’agresse alors qu’il essayait de faire les choses correctement. Et non, ce n’était pas 48h de silence radio, mais 47h52, il faut toujours qu’elle exagère. Il fait de son mieux, vraiment, mais chaque fois qu’il tente un truc pour arranger les choses, ça a l’effet inverse, ça les empire et ça, elle ne se rend pas compte à quel point ça le paralyse ! Et puis, si on va par-là, quoi qu’il fasse, ce n’est jamais assez bien à ses yeux, et peut-être qu’au fond, c’est ça, le problème : qu’elle est trop exigeante, éternellement insatisfaite, et/ou qu’elle ne l’aime pas tel qu’il est, même quand il fait de son mieux – autrement dit, qu’elle ne l’aime pas vraiment ! Et puis, elle a beau jeu de lui donner des leçons de “CNV”[5], elle qui laisse ses émotions se répandre sauvagement en lettres caps locks et point d’exclamations ou en beuglement inintelligibles ! 

Bref, il l’a prise en flagrant délit de colère. Et ça, les femmes savent que c’est une transgression du même ordre de gravité que celle dont Prométhée s’est rendu coupable : la colère, c’est réservé aux hommes. On ne s’en empare pas impunément[6].

Et le tour est joué : la conversation a déraillé sur le “pétage de plomb disproportionné” de la femme qui, elle, va se sentir coupable. Plonger brusquement une femme qui leur a exprimé de juste doléances dans un épais brouillard de silence est un choix – et un choix rationnel. Cette décision rompt les règles les plus élémentaires de la communication et témoigne d’un immense mépris pour la personne qui la subit : elle est si insignifiante que, même quand elle dit qu’il lui a fait du mal, elle ne mérite même pas une réponse, encore moins des excuses, un peu comme un lampadaire qu’on aurait percuté par inadvertance. L’explosion de colère logique et légitime qui en résulte n’aura plus qu’à être requalifiée comme disproportionnée pour créer une illusion de “1 partout, la balle au centre”, ce qui aura pour effet d’atténuer considérablement les reproches que la femme s’autorisera à faire à propos du “faux pas” à l’origine de cette sale histoire – quand elle n’y renoncera pas carrément, pétrie de honte d’avoir effectivement “perdu les pédales”. Dans le meilleur des cas, chacun.e présentera ses excuses à l’autre comme si les torts étaient équitablement partagés. Allez, drapeau blanc, faisons la paix, et repartons du bon pied… Jusqu’au prochain “faux pas” de monsieur, prélude à une nouvelle “danse avec l’ours”[7], danse macabre au cours de laquelle la femme se fera à nouveau immanquablement – et implacablement – marcher sur les pieds.

Silence, on tourne en rond !

Ce type de silence n’est pas le fruit d’une difficulté de l’homme à communiquer, mais, au contraire, un choix de non-communication destiné à mettre la femme en difficulté… et en déroute. Dans ce contexte, le silence est une arme, une arme qui blesse les femmes et qui permet aux hommes de sortir vainqueurs de ce qu’ils ont décidé de voir et de mener comme une bataille.

Et plus le cycle se répètera, plus les colères de la femme tendront à être intenses, hors de contrôle, et l’homme n’aura plus qu’à requalifier ce qui n’est qu’un effet de sa violence à lui comme étant l’expression de sa violence à elle. Il pourra même finir par prétendre qu’il s’inquiète pour elle et lui suggérer, plus ou moins subtilement, d’aller se faire soigner – c’est pour son bien qu’il dit ça. Ou alors, constatant qu’exprimer ses doléances ne sert au mieux à rien, au pire, ne fait qu’aggraver la situation, elle finira par y renoncer – “capituler”, comme disent beaucoup de femmes en couple avec un homme. Jusqu’à ce qu’être obligée de se convaincre continuellement que “ce n’est pas si grave, ça ne mérite pas une engueulade” ne lui pèse trop et que, de guerre lasse, elle se résolve à battre en retraite. C’est d’ailleurs parfois précisément l’effet recherché par l’homme : se débarrasser d’une femme trop exigeante à leur goût sans avoir à assumer les responsabilités d’une rupture ni passer pour “le méchant”, surtout s’il s’agit d’une période éprouvante pour la femme et où il serait mal vu par l’entourage de choisir ce moment pour la quitter.

Dans tous les cas, il aura gagné : il n’aura pas eu à assumer les conséquences de ses actes (ou de ses non-actes) ni à renoncer à des comportements confortables et avantageux pour lui, aussi douloureux soient-ils pour elle. Et si elle quitte le navire, il n’aura qu’à faire escale au prochain port pour en embarquer une autre et recommencer de plus belle avec elle.

Éviter l’écueil de la symétrisation

Nous tenons à préciser que cette analyse porte spécifiquement sur le silence entêté que des hommes opposent à une femme avec laquelle ils entretiennent un lien affectif, amoureux ou non, et n’a donc pas vocation à être généralisée à toutes les formes de difficultés à communiquer. Nous récusons en particulier toute transposition “copiée-collée” de cette grille d’analyse sur le silence des femmes en situation de conflit, laquelle repose sur des mécanismes non seulement différents, mais même précisément antagonistes lorsqu’il s’agit d’un litige avec un homme. Tandis que le silence des hommes est une arme, celui des femmes est bien souvent une blessure à vif. Il n’y a pas lieu de les symétriser.

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[1] Bancroft, L. (2003). Why Does He Do That?: Inside the Minds of Angry and Controlling Men. New York, Berkley Books, p. 348 (version epub).

[2] Ibid, p. 283 (version epub).

[3] Renard, N. (2018). En finir avec la culture du viol. Paris, Les Petits Matins.

[4]  Bonino, L. & Szil P. (2006). Everyday Male Chauvinism – Intimate Partner Violence Which Is Not Called Violence. Habeas Corpus Working Group, Stop Male Violence Project, Budapest.

[5] Communication Non Violente.

[6] Voir par exemple : Malatesta-Magai C., Jonas R., Shepard B., Culver L. C. (1992). Type A behavior pattern and emotion expression in younger and older adults. Psychology and Aging, 7(4) : 551-561 ; Cox D.L., Stabb S. D., Hulgus J. F. (2000). Anger and Depression in Girls and Boys: A Study of Gender Differences. Psychology of Women Quarterly. 24(1) : 110-112 ; Potegal M. & Archer J. (2004). Sex differences in childhood anger and aggression. Child and Adolescent Psychiatric Clinics of North America. 13(3) : 513-528 ; Barrett, L. F., & Bliss-Moreau, E. (2009). She’s emotional. He’s having a bad day: Attributional explanations for emotion stereotypes. Emotion, 9(5), 649–658 ; Salerno J. M. & Peter-Hagene L. C (2015). One angry woman: Anger expression increases influence for men, but decreases influence for women, during group deliberation.  Law and Human Behavior,39(6) : 581-92 ; Salerno, J. M., Phalen, H. J., Reyes, R. N., & Schweitzer, N. J. (2018). Closing with emotion: The differential impact of male versus female attorneys expressing anger in court. Law and Human Behavior, 42(4), 385–401 ; Chemaly, S. L. (2018). Rage becomes her : The power of women’s anger. Simon & Schuster.

[7] Dufresne, M. (2002). La danse avec l’ours : Entretien avec le psychologue québécois Rudolf Rausch. Nouvelles Questions Feministes, 21(3) : 28-46, en ligne.