« Écartelées entre un trop plein de sensations (qui les submergent ou les envahissent) et un trop peu de sensations (qui les figent et les engourdissent) et donc incapables de se fier aux dites sensations, les personnes traumatisées risquent de se perdre. Elles ne se sentent plus elles-mêmes et cette perte de sensations amène à une perte de leur sentiment d’identité.” – Guérir par-delà les mots, P. Levine.
Les mécanismes de la dissociation chronique
Face à une situation d’une violence sidérante, telle que les violences sexuelles et/ou intra-familiales, notre système nerveux n’a parfois que la possibilité de couper la communication entre le néocortex et l’amygdale (notre système d’alarme interne) : c’est la dissociation péri-traumatique. Cet état, dit de freezing en anglais, correspond à la “zone rouge” du schéma des trois états du système nerveux autonome, plus connue sous le nom de sidération.
D’une manière qui peut sembler paradoxale tant que l’on ne saisit pas les mécanismes neurologiques sous-jacents, les personnes psycho-traumatisées peuvent mettre en place des conduites à risque. Ces conduites, ressemblant souvent fortement à la violence subie (par exemple aller conduire vite sur l’autoroute ou avoir des comportements sexuels à risque lorsque l’on a été victime de viol), ont pour effet de provoquer une dissociation post-traumatique, qui procure un soulagement éphémère et illusoire.
Il n’est pas rare que s’enclenche alors un cercle vicieux de dissociation chronique. Alors qu’elles sont le plus souvent pathologisées et utilisées pour discréditer les victimes, ces manifestations du psychotraumatisme sont des conséquences non seulement cohérentes de la violence subie, mais elles constituent bien souvent la seule option que notre société leur laisse, faute de leur apporter le soutien, les soins et la justice nécessaires.
La nécessité d’une approche thérapeutique psycho-corporelle
Deux possibilités existent pour permettre aux victimes de violences sexistes et sexuelles (violences qui sont, rappelons-le, les plus grandes pourvoyeuses de psychotraumatismes) de sortir de la zone rouge de la dissociation chronique : une réflexion cognitive et émotionnelle d’un côté (soins dits top-down, du cerveau vers le corps), et une approche psycho-corporelle de l’autre (soins dits bottom-up, du corps vers le cerveau).
Les exercices présentés ci-après s’inscrivent dans cette seconde démarche et sont issus des travaux de Peter Levine, docteur en ingénierie biomédicale et psychothérapeute corporel fondateur de la Somatic Experiencing. Ils visent à aider à sortir de la zone rouge du figement traumatique par l’introspection et la mobilisation.
En effet, comme l’explique Bessel Van der Kolk :
« L’autonomie commence par ce que les scientifiques nomment l’ “intéroception”, la conscience subtile des états intracorporels : plus cette conscience est grande, plus on peut contrôler sa vie. Savoir ce qu’on ressent est le premier pas pour savoir pourquoi on éprouve une telle impression. Si on est conscient des changements constants qui ont lieu en soi et hors de soi, on peut se mobiliser pour les réguler. Mais on ne peut le faire que si sa tour de guet, le cortex préfrontal médian, apprend à observer ce qui se passe en soi. Voilà pourquoi la pratique de la pleine conscience, qui renforce cette structure, est la pierre angulaire du dépassement du traumatisme. »[1]
La pratique régulière de ces exercices ne se substitue pas à un suivi thérapeutique et éventuellement médical à part entière, mais elle fait partie intégrante de l’approche de soins que nous proposons au Centre Bertha Pappenheim.
Exercice 1 : Une douche de sensations
Le principe
Cet exercice vise à réveiller la perception du corps chez des personnes entrant en zone rouge de façon chronique, prérequis à la sortie du figement, avec tout ce qu’il implique de sensations d’impuissance et d’effondrement.
Durant une dizaine de minutes ou moins, dans l’idéal plusieurs fois par semaine et sur une période de plusieurs semaines, nous vous invitons à prendre une douche agréable à la température qui vous convient le mieux. Vous pouvez, étape par étape, exposer votre corps au jet d’eau. Dirigez votre attention vers la partie du corps où se concentre de manière rythmique la stimulation pulsante de l’eau. Prenez ainsi conscience de chaque partie de votre corps. Par exemple, placez le dos de vos mains sous le pommeau de douche, puis les paumes, les poignets, les bras, la tête, les épaules, les aisselles, les pieds etc. Essayez d’inclure chaque partie de votre corps et prêtez attention aux sensations reçues dans chaque zone, même si elle vous semble absente ou engourdie. Particulièrement lorsque vous ne ressentez rien, prenez le temps de dire à voix haute “Ceci est mon bras, mon cou etc.” ou encore “J’accueille le retour de mon bras droit.”, “Merci pour cette information.”.

Vous pouvez aussi faire cet exercice en tapotant chaque partie de votre corps du bout des doigts.
Pratiqué régulièrement, cet exercice va vous aider à restaurer la perception des limites de votre corps en réveillant vos sensations cutanées. Même s’il peut être perturbant de se rendre compte que certaines parties de son corps sont comme anesthésiées, ce qui est communément le cas lors de dissociation chronique, prendre conscience de cette absence d’information est déjà une pratique d’intéroception en soi.
Une rééducation
Un parallèle peut utilement être fait avec une rééducation en service hospitalier neurologique. Lorsque, post-AVC, une personne souffre de troubles sensitifs (c’est-à-dire ne ressent plus de sensation provenant de son bras, sa jambe…), la rééducation s’effectue par la stimulation thermique, la pression, le brossage, la compression…bref par la réassociation entre les stimulations tactiles et le cortex sensitif recevant et analysant ces informations. De même, lorsque, post-COVID, une personne souffre d’anosmie (perte de l’odorat), la rééducation s’effectue par la présentation régulière d’huiles essentielles, simultanément à la réactivation du souvenir de l’odeur présentée. Renifler l’odeur de lavande tout en activant en mémoire le souvenir d’un champ de lavande permet de réassocier les informations perçues par les récepteurs olfactifs de la cavité nasale avec l’odeur appropriée.
De manière analogue, nous vous encourageons à réaliser cet exercice de la douche en verbalisant à haute voix “Ceci est ma main droite, mon coude gauche, mon ventre, etc.”, afin de lutter contre la dissociation des sensations corporelles provoquée par le traumatisme.
Exercice 2 : Être tout en muscles
Cet exercice vise à vous faire prendre conscience des contours de vos muscles.
Commencez par presser doucement avec votre main votre avant-bras opposé, puis remontez le long du bras pour ensuite faire de même avec les épaules, le cou, avant de redescendre vers les cuisses, les mollets, les pieds etc. L’objectif est d’arriver à percevoir de plus en plus finement comment sont positionnés vos muscles et les sensations éprouvées lorsque vous les pressez gentiment. Vous pouvez commencer à reconnaître la rigidité ou la mollesse du tissu. En général, des muscles contractés sont un signe d’activation sympathique et d’hyper-vigilance, tandis que des muscles particulièrement peu toniques (mous voire flasques) sont révélateurs d’une activation parasympathique dorsale (l’effondrement lié au figement traumatique). Lorsque vous sentez que vos muscles sont flasques, prenez le temps de les accueillir et de les prendre doucement dans vos mains (ou l’une de vos mains, le cas échéant), comme si vous teniez un chaton dans vos bras.
En pratiquant régulièrement ce toucher doux et précis, vous pouvez progressivement apprendre à vos fibres musculaires à se réchauffer et se réactiver de manière cohérente. Vous pourrez pas à pas suivre l’évolution de vos ressentis et l’acuité de vos perceptions musculaires.

Exercice 3 : (Re)trouver l’équilibre
Cet exercice vise à favoriser la conscience proprioceptive (perception de la position des différents membres dans l’espace) et kinesthésique (perception des mouvements) de votre corps.
Commencez par vous mettre debout, position qui, pour banale, requiert en réalité un certain degré de tonus et de conscience corporelle. Remarquez comme vos pieds sont en contact avec le sol. Élargissez doucement votre perception, en remontant depuis vos chevilles vers vos mollets, vos genoux, vos cuisses, etc. Pour favoriser un sentiment d’enracinement dans le sol, continuez cet exercice en induisant un mouvement lent et subtile de balancement d’un pied sur l’autre. Continuez à vous concentrer étape après étape sur les sensations provenant de vos hanches, de votre colonne vertébrale, de votre cou, de votre tête. Prenez conscience du lien entre les différentes parties de votre corps, de la manière dont vos épaules sont reliées à votre cou, dont vos cuisses s’articulent avec vos hanches, etc. Prêtez attention à votre respiration et à la manière dont vos épaules se soulèvent et s’abaissent, dont vos poumons s’emplissent et se vident à chaque entrée et sortie d’air. Localisez votre centre de gravité dans votre abdomen. Après vous être balancé·e d’un pied sur l’autre et avoir scanné tout votre corps de bas en haut puis de haut en bas, procédez de même d’avant en arrière, tout en gardant les pieds bien enracinés dans le sol.
Ce type de mouvement demande une perception proprioceptive et kinesthésique sophistiquée, tout en permettant de sentir l’importance de votre centre de gravité. Une pratique régulière est donc propice au développement de l’intéroception et à la restauration de votre confiance en la maîtrise de votre propre corps.
Exercice 4 : La danse du ventre
Comme expliqué dans cet article, le nerf vague (au cœur de la théorie polyvagale des trois états du système nerveux autonome) dessert largement le système gastro-intestinal. Ajoutons que 90% des liens nerveux entre notre cerveau et nos viscères sont sensoriels (ou afférents) : pour chaque fibre nerveuse motrice transmettant les ordres du cerveau au système gastro-intestinal, 9 fibres sensorielles envoient des informations sur l’état de ce système vers le cerveau. Or, notre estomac et notre intestin ont beaucoup de choses à nous dire. Lorsque nous percevons un danger – de façon appropriée ou non, par exemple dans le cadre de reviviscences traumatiques -, il est ainsi fréquent de se sentir barbouillé·e, nauséeux·ses, ou avec les intestins noués. A l’inverse, une détente musculaire tonique du ventre permet d’envoyer au cerveau un signal de sécurité, ce qui peut permettre d’améliorer notre humeur et de contrer le stress chronique.
L’exercice suivant repose sur ce mécanisme et vise à nous permettre d’accéder aux sensations corporelles viscérales.. Il consiste à vocaliser le son “voo”/“vou”, son emprunté à des chants tibétains et semblables au son “om” du yoga. Ces sons graves ouvrent, dilatent et font vibrer les viscères comme dans une sorte de danse. Ils permettent de communiquer de nouvelles informations à un système nerveux figé.
Asseyez-vous confortablement et inhalez doucement. Faites une petite pause et, en expirant, émettez tranquillement le son “voo”, en soutenant le son tout au long de votre expiration. Faites vibrer le son comme s’il sortait directement de votre ventre. Imaginez que ce son est celui d’un phare guidant des bateaux à travers la brume, comme vous guidez votre corps à travers le brouillard de la dissociation. A la fin de l’expiration, faites une petite pause et permettez à la respiration suivante d’emplir votre ventre et votre poitrine. Puis recommencez à expirer pleinement le son “voo” jusqu’à son terme complet. Répétez cette opération plusieurs fois (vous pouvez commencer par 4-5 fois puis aller en augmentant progressivement au fil des jours), puis reposez-vous. Ensuite, fixez votre attention sur votre corps, votre abdomen, votre ventre contenant vos organes, et observez sans jugement les sensations qui en émanent.
Si des sensation désagréables surviennent dans certaines zones de votre corps lors de la pratique de l’un de ces exercices, plutôt que d’y mettre un terme, nous vous invitons à rediriger votre attention vers une partie de votre corps où vous vous sentez confortable ou, du moins, qui est exempte d’inconfort, aussi petite cette parcelle de votre corps soit-elle (un orteil par exemple). Cette pratique va peu à peu augmenter la tolérance de votre cerveau à l’intéroception, laquelle va vous permettre de naviguer de mieux en mieux à travers vos émotions au quotidien, d’identifier vos “déclencheurs”, d’apprendre à anticiper les pics de stress puis à les désamorcer. A terme, c’est ce qui vous permettra de restaurer la flexibilité de votre système nerveux autonome et de vous maintenir le plus souvent possible dans la zone verte de la sérénité. Voici ce que dit Peter Levine à ce propos :
“(…) la sensation d’avoir découvert et d’avoir pu s’établir sur un « ilôt de sécurité » vient contrecarrer les sentiments dominants de mal-être et informe la personne que le corps n’est, en fin de compte, peut-être pas son ennemi, et qu’il peut même devenir son allié dans le processus de guérison. Lorsqu’un nombre suffisant de ces petites îles sont identifiées et ressenties, elles peuvent être reliées les unes aux autres pour former une territoire de plus en plus vaste, capable de résister aux violentes tempêtes du traumatisme. Il devient alors possible de faire des choix et même d’éprouver du plaisir grâce à cette stabilité croissante, au fur et à mesure que de nouvelles connexions synaptiques se forment et se consolident. On apprend progressivement à déplacer sa conscience alternativement entre les régions de confort relatif et celles d’inconfort et de détresse. (…) On apprend que, quelle que soit la sensation que l’on éprouve (aussi horrible puisse-t-elle paraître), elle ne durera que quelques secondes, quelques minutes tout au plus. Et aussi pénible que soit une sensation ou un sentiment particulier, le fait de savoir qu’il va changer nous libère de la fatalité. Le cerveau enregistre cette nouvelle expérience en désactivant le biais d’alarme/impuissance. Là où, auparavant, il y avait une immobilité et un effondrement accablants, le système nerveux retrouve maintenant son chemin vers l’équilibre.”[2]
Nous vous encourageons à réaliser ces exercices à votre rythme, en commençant par celui qui vous parle le plus. L’essentiel pour obtenir des résultats palpables est de s’en tenir à une pratique régulière, même brève. Cette pratique de soins du bas vers le haut, du corps vers le cerveau, peut également s’effectuer via une pratique sportive telle que le yoga, le pilates ou, sous certaines conditions, les arts martiaux. En cas de stress post-traumatique, nous recommandons toutefois que ces pratiques s’inscrivent dans le cadre d’un suivi thérapeutique et/ou médical à part entière.
Van der Kolk, B. (2018). Le Corps n’oublie rien : Le cerveau, l’esprit et le corps dans la guérison du traumatisme. Paris : Albin Michel.
Levine, P. A. (2020). Guérir par-delà les mots: comment le corps dissipe le traumatisme et restaure le bien-être. InterEditions.
[1]Van der Kolk, B. (2018). Le Corps n’oublie rien : Le cerveau, l’esprit et le corps dans la guérison du traumatisme. Paris : Albin Michel, p. 138.
[2]Levine, P. A. (2020). Guérir par-delà les mots: comment le corps dissipe le traumatisme et restaure le bien-être. InterEditions, p. 85-86 et 88 (traduction modifiée par nos soins).