Techniques de Somatic Experiencing pour se reconnecter à son corps

« Écartelées entre un trop plein de sensations (qui les submergent ou les envahissent) et un trop peu de sensations (qui les figent et les engourdissent) et donc incapables de se fier aux dites sensations, les personnes traumatisées risquent de se perdre. Elles ne se sentent plus elles-mêmes et cette perte de sensations amène à une perte de leur sentiment d’identité.” – Guérir par-delà les mots, P. Levine.

Les mécanismes de la dissociation chronique

Face à une situation d’une violence sidérante, telle que les violences sexuelles et/ou intra-familiales, notre système nerveux n’a parfois que la possibilité de couper la communication entre le néocortex et l’amygdale (notre système d’alarme interne) : c’est la dissociation péri-traumatique. Cet état, dit de freezing en anglais, correspond à la “zone rouge” du schéma des trois états du système nerveux autonome, plus connue sous le nom de sidération. 

D’une manière qui peut sembler paradoxale tant que l’on ne saisit pas les mécanismes neurologiques sous-jacents,  les personnes psycho-traumatisées peuvent mettre en place des conduites à risque. Ces conduites, ressemblant souvent fortement à la violence subie (par exemple aller conduire vite sur l’autoroute ou avoir des comportements sexuels à risque lorsque l’on a été victime de viol), ont pour effet de provoquer une dissociation post-traumatique, qui procure un soulagement éphémère et illusoire.

Il n’est pas rare que s’enclenche alors un cercle vicieux de dissociation chronique. Alors qu’elles sont le plus souvent pathologisées et utilisées pour discréditer les victimes, ces manifestations du psychotraumatisme sont des conséquences non seulement cohérentes de la violence subie, mais elles constituent bien souvent la seule option que notre société leur laisse, faute de leur apporter le soutien, les soins et la justice nécessaires. 

La nécessité d’une approche thérapeutique psycho-corporelle

Deux possibilités existent pour permettre aux victimes de violences sexistes et sexuelles (violences qui sont, rappelons-le, les plus grandes pourvoyeuses de psychotraumatismes) de sortir de la zone rouge de la dissociation chronique : une réflexion cognitive et émotionnelle d’un côté (soins dits top-down, du cerveau vers le corps), et une approche psycho-corporelle de l’autre (soins dits bottom-up, du corps vers le cerveau). 

Les exercices présentés ci-après s’inscrivent dans cette seconde démarche et sont issus des travaux de Peter Levine, docteur en ingénierie biomédicale et psychothérapeute corporel fondateur de la Somatic Experiencing. Ils visent à aider à sortir de la zone rouge du figement traumatique par l’introspection et la mobilisation.  

En effet, comme l’explique Bessel Van der Kolk : 

« L’autonomie commence par ce que les scientifiques nomment l’ “intéroception”, la conscience subtile des états intracorporels : plus cette conscience est grande, plus on peut contrôler sa vie. Savoir ce qu’on ressent est le premier pas pour savoir pourquoi on éprouve une telle impression. Si on est conscient des changements constants qui ont lieu en soi et hors de soi, on peut se mobiliser pour les réguler. Mais on ne peut le faire que si sa tour de guet, le cortex préfrontal médian, apprend à observer ce qui se passe en soi. Voilà pourquoi la pratique de la pleine conscience, qui renforce cette structure, est la pierre angulaire du dépassement du traumatisme. »[1]

La pratique régulière de ces exercices ne se substitue pas à un suivi thérapeutique et éventuellement médical à part entière, mais elle fait partie intégrante de l’approche de soins que nous proposons au Centre Bertha Pappenheim.

Exercice 1 : Une douche de sensations

Le principe

Cet exercice vise à réveiller la perception du corps chez des personnes entrant en zone rouge de façon chronique, prérequis à la sortie du figement, avec tout ce qu’il implique de sensations d’impuissance et d’effondrement. 

Durant une dizaine de minutes ou moins, dans l’idéal plusieurs fois par semaine et sur une période de plusieurs semaines, nous vous invitons à prendre une douche agréable à la température qui vous convient le mieux. Vous pouvez, étape par étape, exposer votre corps au jet d’eau. Dirigez votre attention vers la partie du corps où se concentre de manière rythmique la stimulation pulsante de l’eau. Prenez ainsi conscience de chaque partie de votre corps. Par exemple, placez le dos de vos mains sous le pommeau de douche, puis les paumes, les poignets, les bras, la tête, les épaules, les aisselles, les pieds etc. Essayez d’inclure chaque partie de votre corps et prêtez attention aux sensations reçues dans chaque zone, même si elle vous semble absente ou engourdie. Particulièrement lorsque vous ne ressentez rien, prenez le temps de dire à voix haute “Ceci est mon bras, mon cou etc.” ou encore “J’accueille le retour de mon bras droit.”, “Merci pour cette information.”. 

Vous pouvez aussi faire cet exercice en tapotant chaque partie de votre corps du bout des doigts. 

Pratiqué régulièrement, cet exercice va vous aider à restaurer la perception des limites de votre corps en réveillant vos sensations cutanées. Même s’il peut être perturbant de se rendre compte  que certaines parties de son corps sont comme anesthésiées, ce qui est communément le cas lors de dissociation chronique, prendre conscience de cette absence d’information est déjà une pratique d’intéroception en soi

Une rééducation

Un parallèle peut utilement être fait avec une rééducation en service hospitalier neurologique. Lorsque, post-AVC, une personne souffre de troubles sensitifs (c’est-à-dire ne ressent plus de sensation provenant de son bras, sa jambe…), la rééducation s’effectue par la stimulation thermique, la pression, le brossage, la compression…bref par la réassociation entre les stimulations tactiles et le cortex sensitif recevant et analysant ces informations. De même, lorsque, post-COVID, une personne souffre d’anosmie (perte de l’odorat), la rééducation s’effectue par la présentation régulière d’huiles essentielles, simultanément à la réactivation du souvenir de l’odeur présentée. Renifler l’odeur de lavande tout en activant en mémoire le souvenir d’un champ de lavande permet de réassocier les informations perçues par les récepteurs olfactifs de la cavité nasale avec l’odeur appropriée. 

De manière analogue, nous vous encourageons à réaliser cet exercice de la douche en verbalisant à haute voix “Ceci est ma main droite, mon coude gauche, mon ventre, etc.”, afin de lutter contre la dissociation des sensations corporelles provoquée par le traumatisme

Exercice 2 : Être tout en muscles

Cet exercice vise à vous faire prendre conscience des contours de vos muscles

Commencez par presser doucement avec votre main votre avant-bras opposé, puis remontez le long du bras pour ensuite faire de même avec les épaules, le cou, avant de redescendre vers les cuisses, les mollets, les pieds etc. L’objectif est d’arriver à percevoir de plus en plus finement comment sont positionnés vos muscles et les sensations éprouvées  lorsque vous les pressez gentiment. Vous pouvez commencer à reconnaître la rigidité ou la mollesse du tissu. En général, des muscles contractés sont un signe d’activation sympathique et d’hyper-vigilance, tandis que des muscles particulièrement peu toniques (mous voire flasques) sont révélateurs d’une activation parasympathique dorsale (l’effondrement lié au figement traumatique). Lorsque vous sentez que vos muscles sont flasques, prenez le temps de les accueillir et de les prendre doucement dans vos mains (ou l’une de vos mains, le cas échéant), comme si vous teniez un chaton dans vos bras. 

En pratiquant régulièrement ce toucher doux et précis, vous pouvez progressivement apprendre à vos fibres musculaires à se réchauffer et se réactiver de manière cohérente. Vous pourrez pas à pas suivre l’évolution de vos ressentis et l’acuité de vos perceptions musculaires. 

Exercice 3 : (Re)trouver l’équilibre

Cet exercice vise à favoriser la conscience proprioceptive (perception de la position des différents membres dans l’espace) et kinesthésique (perception des mouvements) de votre corps. 

Commencez par vous mettre debout, position qui, pour banale, requiert en réalité un certain degré de tonus et de conscience corporelle. Remarquez comme vos pieds sont en contact avec le sol. Élargissez doucement votre perception, en remontant depuis vos chevilles vers vos mollets, vos genoux, vos cuisses, etc. Pour favoriser un sentiment d’enracinement dans le sol, continuez cet exercice en induisant un mouvement lent et subtile de balancement d’un pied sur l’autre. Continuez à vous concentrer étape après étape sur les sensations provenant de vos hanches, de votre colonne vertébrale, de votre cou, de votre tête. Prenez conscience du lien entre les différentes parties de votre corps, de la manière dont vos épaules sont reliées à votre cou, dont vos cuisses s’articulent avec vos hanches, etc. Prêtez attention à votre respiration et à la manière dont vos épaules se soulèvent et s’abaissent, dont vos poumons s’emplissent et se vident à chaque entrée et sortie d’air. Localisez votre centre de gravité dans votre abdomen. Après vous être balancé·e d’un pied sur l’autre et avoir scanné tout votre corps de bas en haut puis de haut en bas, procédez de même d’avant en arrière, tout en gardant les pieds bien enracinés dans le sol. 

Ce type de mouvement demande une perception proprioceptive et kinesthésique sophistiquée, tout en permettant de sentir l’importance de votre centre de gravité. Une pratique régulière est donc propice au développement de l’intéroception et à la restauration de votre confiance en la maîtrise de votre propre corps.

Exercice 4 : La danse du ventre 

Comme expliqué dans cet article, le nerf vague (au cœur de la théorie polyvagale des trois états du système nerveux autonome) dessert largement le système gastro-intestinal. Ajoutons que 90% des liens nerveux entre notre cerveau et nos viscères sont sensoriels (ou afférents) : pour chaque fibre nerveuse motrice transmettant les ordres du cerveau au système gastro-intestinal, 9 fibres sensorielles envoient des informations sur l’état de ce système vers le cerveau. Or, notre estomac et notre intestin ont beaucoup de choses à nous dire. Lorsque nous percevons un danger – de façon appropriée ou non, par exemple dans le cadre de reviviscences traumatiques -, il est ainsi fréquent de se sentir barbouillé·e, nauséeux·ses, ou avec les intestins noués.  A l’inverse, une détente musculaire tonique du ventre permet d’envoyer au cerveau un signal de sécurité, ce qui peut permettre d’améliorer notre humeur et de contrer le stress chronique. 

L’exercice suivant repose sur ce mécanisme et vise à nous permettre d’accéder aux sensations corporelles viscérales.. Il consiste à vocaliser le son “voo”/“vou”, son emprunté à des chants tibétains et semblables au son “om” du yoga. Ces sons graves ouvrent, dilatent et font vibrer les viscères comme dans une sorte de danse. Ils permettent de communiquer de nouvelles informations à un système nerveux figé. 

Asseyez-vous confortablement et inhalez doucement. Faites une petite pause et, en expirant, émettez tranquillement le son “voo”, en soutenant le son tout au long de votre expiration. Faites vibrer le son comme s’il sortait directement de votre ventre. Imaginez que ce son est celui d’un phare guidant des bateaux à travers la brume, comme vous guidez votre corps à travers le brouillard de la dissociation. A la fin de l’expiration, faites une petite pause et permettez à la respiration suivante d’emplir votre ventre et votre poitrine. Puis recommencez à expirer pleinement le son “voo” jusqu’à son terme complet. Répétez cette opération plusieurs fois (vous pouvez commencer par 4-5 fois puis aller en augmentant progressivement au fil des jours), puis reposez-vous. Ensuite, fixez votre attention sur votre corps, votre abdomen, votre ventre contenant vos organes, et observez sans jugement les sensations qui en émanent.

Si des sensation désagréables surviennent dans certaines zones de votre corps lors de la pratique de l’un de ces exercices, plutôt que d’y mettre un terme, nous vous invitons à rediriger votre attention vers une partie de votre corps où vous vous sentez confortable ou, du moins, qui est exempte d’inconfort, aussi petite cette parcelle de votre corps soit-elle (un orteil par exemple). Cette pratique va peu à peu augmenter la tolérance de votre cerveau à l’intéroception, laquelle va vous permettre de naviguer de mieux en mieux à travers vos émotions au quotidien, d’identifier vos “déclencheurs”, d’apprendre à anticiper les pics de stress puis à les désamorcer. A terme, c’est ce qui vous permettra de restaurer la flexibilité de votre système nerveux autonome et de vous maintenir le plus souvent possible dans la zone verte de la sérénité. Voici ce que dit Peter Levine à ce propos : 

“(…) la sensation d’avoir découvert et d’avoir pu s’établir sur un « ilôt de sécurité » vient contrecarrer les sentiments dominants de mal-être et informe la personne que le corps n’est, en fin de compte, peut-être pas son ennemi, et qu’il peut même devenir son allié dans le processus de guérison. Lorsqu’un nombre suffisant de ces petites îles sont identifiées et ressenties, elles peuvent être reliées les unes aux autres pour former une territoire de plus en plus vaste, capable de résister aux violentes tempêtes du traumatisme. Il devient alors possible de faire des choix et même d’éprouver du plaisir grâce à cette stabilité croissante, au fur et à mesure que de nouvelles connexions synaptiques se forment et se consolident. On apprend progressivement à déplacer sa conscience alternativement entre les régions de confort relatif et celles d’inconfort et de détresse. (…) On apprend que, quelle que soit la sensation que l’on éprouve (aussi horrible puisse-t-elle paraître), elle ne durera que quelques secondes, quelques minutes tout au plus. Et aussi pénible que soit une sensation ou un sentiment particulier, le fait de savoir qu’il va changer nous libère de la fatalité. Le cerveau enregistre cette nouvelle expérience en désactivant le biais d’alarme/impuissance. Là où, auparavant, il y avait une immobilité et un effondrement accablants, le système nerveux retrouve maintenant son chemin vers l’équilibre.[2]

Nous vous encourageons à réaliser ces exercices à votre rythme, en commençant par celui qui vous parle le plus. L’essentiel pour obtenir des résultats palpables est de s’en tenir à une pratique régulière, même brève. Cette pratique de soins du bas vers le haut, du corps vers le cerveau, peut également s’effectuer via une pratique sportive telle que le yoga, le pilates ou, sous certaines conditions, les arts martiaux. En cas de stress post-traumatique, nous recommandons toutefois que ces pratiques s’inscrivent dans le cadre d’un suivi thérapeutique et/ou médical à part entière.

Van der Kolk, B. (2018). Le Corps n’oublie rien : Le cerveau, l’esprit et le corps dans la guérison du traumatisme. Paris : Albin Michel.

Levine, P. A. (2020). Guérir par-delà les mots: comment le corps dissipe le traumatisme et restaure le bien-être. InterEditions.

[1]Van der Kolk, B. (2018). Le Corps n’oublie rien : Le cerveau, l’esprit et le corps dans la guérison du traumatisme. Paris : Albin Michel, p. 138.

[2]Levine, P. A. (2020). Guérir par-delà les mots: comment le corps dissipe le traumatisme et restaure le bien-être. InterEditions, p. 85-86 et 88 (traduction modifiée par nos soins).

Quand le silence est d’ores… et déjà de la violence

La violence masculine est instrumentale et politique

Comme expliqué dans cet article, les violences masculines, notamment conjugales, n’ont rien d’accidentel ou d’irrationnel. Que ce soit sur le plan interpersonnel ou sociétal, qu’il s’agisse de violence physique, sexuelle, économique ou psychologique, ces violences masculines sont intentionnelles, instrumentales et politiques. Selon Lundy Bancroft, spécialiste des conjoints violents, si les exigences et les stratégies de contrôle peuvent varier en fonction des individus et du contexte socioculturel, la racine du problème reste fondamentalement la même : une vision du monde selon laquelle les femmes, a fortiori “la leur”, sont là pour les servir. La violence des hommes a pour finalité d’amener les femmes à se plier à leur volonté, à l’échelle individuelle et collective – l’une et l’autre se renforçant mutuellement. Contrairement à ce qu’ils veulent faire croire à leur partenaire après coup, lorsqu’un homme a recours à la violence dans une dispute, il ne “perd pas le contrôle”, bien au contraire : il l’exerce.

Nous souscrivons à l’analyse de Bancroft selon laquelle ces hommes conçoivent leurs relations de couple comme autant de guerres[1]. Chaque dispute constitue par conséquent à leurs yeux une bataille : “Si vous considérez une dispute avec votre partenaire comme une bataille, pourquoi ne pas utiliser toutes les armes que votre esprit est capable de concevoir ? L’état d’esprit sous-jacent rend ces comportements presque inévitables.”, affirme Lundy Bancroft[2]. Si ces hommes demandent pardon, ce n’est pas parce qu’ils sont sincèrement désolés, mais parce que leurs stratégies pour nier, minimiser ou inverser la responsabilité des faits ont échoué les unes après les autres et qu’ils sont à court de munitions – et l’adversaire ne perd rien pour attendre.

En finir avec le mythe de la “vraie violence”

Parce que la domination masculine intime est encore essentiellement lue sous un prisme psychologisant qui nie son caractère délibéré et politique, les formes de maltraitance les moins explicites passent généralement sous le radar des analyses de la violence. Lorsqu’elles font l’objet d’une théorisation, les formes de domination d’apparence plus passive et inoffensive sont généralement réduites à un simple problème de communication  et/ou à une difficulté des hommes à lutter contre les automatismes acquis à travers leur socialisation de genre. Tandis que la première explication renvoie implicitement aux femmes la responsabilité de mieux s’exprimer afin de résoudre ledit problème de communication, la seconde revient en quelque sorte à présenter les hommes comme des victimes du système de domination qui a été érigé par et pour eux, d’une part, et de leur violence, d’autre part. La négligence dont la majorité des hommes fait preuve dans le cadre conjugal, tant en matière de soin émotionnel que de travail ménager, est trop souvent l’objet de ce type d’analyses dépolitisantes.

En revanche, lorsqu’il est question de violences parentales contre les enfants, il est désormais plus communément admis que la négligence relève d’une forme de maltraitance. Il en va de même dans le cadre du couple hétérosexuel (et, plus largement, de toutes les relations où un lien affectif relie une femme à un homme) : la domination peut tout aussi bien s’exprimer par les hurlements, les coups ou les humiliations verbales que par des formes de violence plus feutrées et insidieuses. Les moyens varient, la finalité demeure : tirer le meilleur parti de la relation sans avoir à donner en retour plus qu’ils ne sont disposés à concéder. Toutes les stratégies passives de refus de partage égalitaire des tâches ménagères relèvent au fond de la même logique que les coups et les insultes : s’il y a une femme pour faire le sale boulot à leur place, alors ils s’arrangeront pour qu’elles le fassent. Ceux qui y parviendront sans avoir eu à lever le poing ou même la voix auront de surcroît le bénéfice de se voir et d’être vus comme des “mecs biens”. 

Pourtant, donner sans compter à une personne que l’on aime et qui, tout en prétendant également nous aimer, ne nous donne quant à elle qu’au compte-gouttes, est à la fois objectivement une injustice et subjectivement une source de grande souffrance. Devoir mendier des lessives et des messages de soutien à la personne qui est supposée être leur principal allié de vie mine l’estime de soi et érode la santé, psychique comme physique, des femmes. C’est une forme de violence, à la fois systémique et interpersonnelle.

Tout comme le mythe du “vrai viol”[3] le battage médiatique autour de la “vraie violence” conjugale participe de l’escamotage de toutes les autres formes de violences, pourtant les plus répandues, en les disqualifiant comme relevant bel et bien de la violence. Tout aussi infondé et nuisible que celui du “vrai viol”, le mythe de la “vraie violence” doit être combattu avec la même ferveur.

Le roi du silence

Attiser la colère de la femme au tison du silence…

Ainsi que l’ont notamment démontré Luis Bonino et Péter Szil[4], la torture psychologique par le silence fait partie de cet arsenal de contrôle et de représailles patriarcales qui n’est que très rarement analysé comme tel. Les hommes déploient le plus souvent cette stratégie suite à un reproche qui leur a été adressé par leur compagne, ou, parfois en amont, lorsqu’ils savent pertinemment qu’ils ont été pris en défaut et qu’ils sentent le reproche venir. Au lieu d’assumer la responsabilité de leurs actes, de demander pardon et de s’employer à ne plus jamais reproduire le comportement qui a fait souffrir la femme en question, ils la laissent alors mariner dans le silence pendant plusieurs jours.

Cette opération va à coup sûr déclencher peu ou prou l’enchaînement de réactions suivant : la femme ne comprend pas pourquoi la discussion s’est soudainement interrompue de manière unilatérale et sans la moindre explication, elle va ruminer la situation nuit et jour, regarder frénétiquement son téléphone toutes les deux heures – si ce n’est plus – en quête d’un indice qui pourrait l’aider à élucider l’énigme de ce si mystérieux silence, chaque fois avec l’espoir d’y trouver enfin la notification du message tant attendu, elle va serrer les dents pour ne pas relancer trop vite – ce qui la ferait à coup sûr passer pour impatiente/ faible/ hystérique/ obsédée – en se disant qu’il va bien finir par “se rendre compte”  et revenir de lui-même… en vain. Et, à force de ne pas voir arriver le message salutaire, comprenant confusément qu’il n’arrivera pas de lui-même, elle finit par “craquer” et sortir de ses gonds.

…pour ensuite l’accuser d’avoir le sang chaud !

Et ça, c’est du pain béni pour notre gredin : il va alors pouvoir détourner l’attention du problème initial, dont il est responsable, en se retranchant derrière l’excuse du légitime “besoin de temps”. Il avait juste besoin de prendre un peu de recul avant de revenir vers elle, et la voilà qui l’agresse alors qu’il essayait de faire les choses correctement. Et non, ce n’était pas 48h de silence radio, mais 47h52, il faut toujours qu’elle exagère. Il fait de son mieux, vraiment, mais chaque fois qu’il tente un truc pour arranger les choses, ça a l’effet inverse, ça les empire et ça, elle ne se rend pas compte à quel point ça le paralyse ! Et puis, si on va par-là, quoi qu’il fasse, ce n’est jamais assez bien à ses yeux, et peut-être qu’au fond, c’est ça, le problème : qu’elle est trop exigeante, éternellement insatisfaite, et/ou qu’elle ne l’aime pas tel qu’il est, même quand il fait de son mieux – autrement dit, qu’elle ne l’aime pas vraiment ! Et puis, elle a beau jeu de lui donner des leçons de “CNV”[5], elle qui laisse ses émotions se répandre sauvagement en lettres caps locks et point d’exclamations ou en beuglement inintelligibles ! 

Bref, il l’a prise en flagrant délit de colère. Et ça, les femmes savent que c’est une transgression du même ordre de gravité que celle dont Prométhée s’est rendu coupable : la colère, c’est réservé aux hommes. On ne s’en empare pas impunément[6].

Et le tour est joué : la conversation a déraillé sur le “pétage de plomb disproportionné” de la femme qui, elle, va se sentir coupable. Plonger brusquement une femme qui leur a exprimé de juste doléances dans un épais brouillard de silence est un choix – et un choix rationnel. Cette décision rompt les règles les plus élémentaires de la communication et témoigne d’un immense mépris pour la personne qui la subit : elle est si insignifiante que, même quand elle dit qu’il lui a fait du mal, elle ne mérite même pas une réponse, encore moins des excuses, un peu comme un lampadaire qu’on aurait percuté par inadvertance. L’explosion de colère logique et légitime qui en résulte n’aura plus qu’à être requalifiée comme disproportionnée pour créer une illusion de “1 partout, la balle au centre”, ce qui aura pour effet d’atténuer considérablement les reproches que la femme s’autorisera à faire à propos du “faux pas” à l’origine de cette sale histoire – quand elle n’y renoncera pas carrément, pétrie de honte d’avoir effectivement “perdu les pédales”. Dans le meilleur des cas, chacun.e présentera ses excuses à l’autre comme si les torts étaient équitablement partagés. Allez, drapeau blanc, faisons la paix, et repartons du bon pied… Jusqu’au prochain “faux pas” de monsieur, prélude à une nouvelle “danse avec l’ours”[7], danse macabre au cours de laquelle la femme se fera à nouveau immanquablement – et implacablement – marcher sur les pieds.

Silence, on tourne en rond !

Ce type de silence n’est pas le fruit d’une difficulté de l’homme à communiquer, mais, au contraire, un choix de non-communication destiné à mettre la femme en difficulté… et en déroute. Dans ce contexte, le silence est une arme, une arme qui blesse les femmes et qui permet aux hommes de sortir vainqueurs de ce qu’ils ont décidé de voir et de mener comme une bataille.

Et plus le cycle se répètera, plus les colères de la femme tendront à être intenses, hors de contrôle, et l’homme n’aura plus qu’à requalifier ce qui n’est qu’un effet de sa violence à lui comme étant l’expression de sa violence à elle. Il pourra même finir par prétendre qu’il s’inquiète pour elle et lui suggérer, plus ou moins subtilement, d’aller se faire soigner – c’est pour son bien qu’il dit ça. Ou alors, constatant qu’exprimer ses doléances ne sert au mieux à rien, au pire, ne fait qu’aggraver la situation, elle finira par y renoncer – “capituler”, comme disent beaucoup de femmes en couple avec un homme. Jusqu’à ce qu’être obligée de se convaincre continuellement que “ce n’est pas si grave, ça ne mérite pas une engueulade” ne lui pèse trop et que, de guerre lasse, elle se résolve à battre en retraite. C’est d’ailleurs parfois précisément l’effet recherché par l’homme : se débarrasser d’une femme trop exigeante à leur goût sans avoir à assumer les responsabilités d’une rupture ni passer pour “le méchant”, surtout s’il s’agit d’une période éprouvante pour la femme et où il serait mal vu par l’entourage de choisir ce moment pour la quitter.

Dans tous les cas, il aura gagné : il n’aura pas eu à assumer les conséquences de ses actes (ou de ses non-actes) ni à renoncer à des comportements confortables et avantageux pour lui, aussi douloureux soient-ils pour elle. Et si elle quitte le navire, il n’aura qu’à faire escale au prochain port pour en embarquer une autre et recommencer de plus belle avec elle.

Éviter l’écueil de la symétrisation

Nous tenons à préciser que cette analyse porte spécifiquement sur le silence entêté que des hommes opposent à une femme avec laquelle ils entretiennent un lien affectif, amoureux ou non, et n’a donc pas vocation à être généralisée à toutes les formes de difficultés à communiquer. Nous récusons en particulier toute transposition “copiée-collée” de cette grille d’analyse sur le silence des femmes en situation de conflit, laquelle repose sur des mécanismes non seulement différents, mais même précisément antagonistes lorsqu’il s’agit d’un litige avec un homme. Tandis que le silence des hommes est une arme, celui des femmes est bien souvent une blessure à vif. Il n’y a pas lieu de les symétriser.

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[1] Bancroft, L. (2003). Why Does He Do That?: Inside the Minds of Angry and Controlling Men. New York, Berkley Books, p. 348 (version epub).

[2] Ibid, p. 283 (version epub).

[3] Renard, N. (2018). En finir avec la culture du viol. Paris, Les Petits Matins.

[4]  Bonino, L. & Szil P. (2006). Everyday Male Chauvinism – Intimate Partner Violence Which Is Not Called Violence. Habeas Corpus Working Group, Stop Male Violence Project, Budapest.

[5] Communication Non Violente.

[6] Voir par exemple : Malatesta-Magai C., Jonas R., Shepard B., Culver L. C. (1992). Type A behavior pattern and emotion expression in younger and older adults. Psychology and Aging, 7(4) : 551-561 ; Cox D.L., Stabb S. D., Hulgus J. F. (2000). Anger and Depression in Girls and Boys: A Study of Gender Differences. Psychology of Women Quarterly. 24(1) : 110-112 ; Potegal M. & Archer J. (2004). Sex differences in childhood anger and aggression. Child and Adolescent Psychiatric Clinics of North America. 13(3) : 513-528 ; Barrett, L. F., & Bliss-Moreau, E. (2009). She’s emotional. He’s having a bad day: Attributional explanations for emotion stereotypes. Emotion, 9(5), 649–658 ; Salerno J. M. & Peter-Hagene L. C (2015). One angry woman: Anger expression increases influence for men, but decreases influence for women, during group deliberation.  Law and Human Behavior,39(6) : 581-92 ; Salerno, J. M., Phalen, H. J., Reyes, R. N., & Schweitzer, N. J. (2018). Closing with emotion: The differential impact of male versus female attorneys expressing anger in court. Law and Human Behavior, 42(4), 385–401 ; Chemaly, S. L. (2018). Rage becomes her : The power of women’s anger. Simon & Schuster.

[7] Dufresne, M. (2002). La danse avec l’ours : Entretien avec le psychologue québécois Rudolf Rausch. Nouvelles Questions Feministes, 21(3) : 28-46, en ligne.

L’Intégration du Cycle de la Vie

Une étape fondamentale du soin des psychotraumatismes consiste à réaliser que l’événement traumatique vécu appartient au passé. Même lorsque la menace a disparu, le système nerveux d’une personne traumatisée continue de réagir comme si le danger était toujours présent, restant à l’affût en permanence et surréagissant à de nombreux stimuli pourtant anodins.

L‘extinction de la mémoire traumatique ne peut s’effectuer uniquement via une thérapie par la parole (les survivant-es d’événement traumatiques ayant souvent déjà compris intellectuellement et rationnellement que le temps a passé). L’événement traumatique n’étant pas intégré à la mémoire autobiographique comme ayant un début et une fin clairement identifiés, mais comme un ensemble de fragments sensoriels épars non intégrés comme une étape de l’histoire de vie, les personnes traumatisées nécessitent une prise en charge holistique, intégrant corps et esprit. 

L’Intégration du Cycle de la Vie (ICV ou Lifespan Integration) est une technique thérapeutique récente visant à modifier l’organisation neuronale des personnes en utilisant leur récit de vie, afin de permettre l’intégration de l’événement traumatique vécu.

Découverte de l’ICV par Peggy Pace

En 2002, alors qu’elle recevait dans son cabinet une patiente psychotraumatisée, la psychothérapeute états-unienne Peggy Pace a découvert les prémices de l’ICV. Elle avait encouragé sa patiente, une femme de 40 ans, à revisiter un souvenir traumatique de son enfance. Ne pouvant le supporter, cette patiente est soudainement entrée en état de dissociation et est restée bloquée dans le souvenir. Peggy Pace a réalisé que la seule partie de la patiente lui étant désormais accessible était la petite fille de 6 ans qu’elle était au moment de l’événement traumatique. Elle a alors voulu prouver à cette petite fille qu’elle avait grandi, survécu à cet évènement, et était maintenant adulte et en sécurité. Elle a demandé à cette patiente si celle-ci se souvenait d’avoir eu 7 ans, puis 8, puis 9…remontant ainsi jusqu’à l’âge actuel de la patiente, le moment présent, dans le calme bureau de la thérapeute.

À partir de ce jour, Peggy Pace a commencé à guider ses patient·· es à travers leurs souvenirs de vie, ce qu’elle a nommé la ligne du temps, leur prouvant ainsi qu’elles et ils avaient survécu à l’événement traumatique. À chaque répétition de la ligne du temps (depuis la naissance ou depuis le souvenir traumatique jusqu’au moment présent, en fonction des besoins), chaque personne explorait son histoire sous un angle différent, permettant à de nouvelles sensations corporelles d’émerger, modifiant ainsi leurs perspectives. Pour les traumatismes simples, une seule séance suffisait à diminuer significativement les symptômes traumatiques (cauchemars, anxiété, reviviscences…) et à apporter un sentiment de calme et de sécurité à chaque personne. 

Travaillant par la suite avec d’autres thérapeutes, comme Cathy Thorpe ou Anandi Janner Steffan, Peggy Pace a contribué à développer de nombreux protocoles d’ICV, chacun adapté à des objectifs spécifiques  (par exemple : Trouble de Stress Post-Traumatique, intégration d’un Souvenir Explicite Perturbant non traumatique, intégration d’une relation inter-personnelle, intégration du Soi – lutte contre la dissociation traumatique – et réparation de l’attachement…) et à propulser cette technique à l’international. 
Aujourd’hui, l’ICV est utilisé dans des situations de TSPT, d’anxiété généralisée, de deuil, d’épisode dépressif, de trouble addictif ou du comportement alimentaire, mais aussi en prévention pour empêcher le développement d’un psychotraumatisme, lorsque l’événement traumatique vient juste de se produire.

Neurobiologie de l’ICV

Chaque être humain·· e est constitué·· e de l’ensemble de ses expériences passées, expériences stockées en tant que souvenirs implicites (pré-verbaux) et explicites dans notre cerveau sous la forme de connexions neuronales. 

L’axiome de Hebb, neuropsychologue canadien, postule que “Les neurones qui se déchargent ensemble se lient ensemble” (“Cells that fire together, wire together”). En répétant de nombreuses fois la ligne du temps d’une personne, les neurones correspondant à chaque souvenir de cette liste sont activés, et se déchargent (produisent un potentiel électrique) ensemble. La plasticité cérébrale (ensemble des mécanismes par lesquels le cerveau est capable de se modifier lors des apprentissages) permet de réorganiser les connexions entre les neurones qui soutiennent chaque souvenir, les reliant les uns avec les autres. Ainsi, l’Intégration du Cycle de la Vie permet de remettre du lien entre l’ensemble de nos expériences de vie, y compris celles qui ont été traumatiques, et de créer une réorganisation neuronale entre les neurones les soutenant, afin qu’elles constituent un tout cohérent.

L’ ICV va permettre une modification en profondeur de notre architecture cérébrale. L’ICV permet la “digestion” des émotions du passé en connectant les réseaux de neurones les uns aux autres afin de dater les événements passés et faire en sorte que le corps n’y réagisse plus malgré nous comme s’ils faisaient partie intégrante de notre présent. Sentir dans son corps que le passé est terminé est ce qui assure le changement vers le mieux-être.

Une étude réalisée en Suède (Rajan, 2020) portant sur la prise en charge des psychotraumatismes après un viol a montré qu’une seule séance d’ICV suffisait à éliminer la totalité des symptômes post-traumatiques chez 72% des femmes ayant participé à l’étude, en comparaison avec un échantillon de femmes n’ayant pas effectué de séance d’ICV.

Déroulé d’une prise en charge ICV

Psycho-éducation

La première étape de la prise en charge en ICV consiste en l’explication de l’utilité et du fonctionnement de cette technique (phase de psycho-éducation nécessaire à tout suivi thérapeutique). La praticienne Joanna Smith, précurseuse de l’application de l’ICV en France, aborde le sujet de la manière suivante avec ses patient·es psychotraumatisé·es : “La mémoire traumatique, c’est du passé qui n’est pas passé. Bien que votre esprit soit conscient que l’événement traumatique est bien terminé, votre corps continue de réagir comme s’il était encore menacé. En répétant la liste de vos souvenirs depuis cet évènement, nous allons prouver à tout votre système corps-esprit que ce que vous avez vécu appartient au passé, que le danger est terminé

Construction de la ligne du temps

Une fois que la personne a bien compris le fonctionnement de l’ICV, elle doit réaliser, seule ou avec sa thérapeute, sa ligne du temps. Cette liste de souvenirs-signaux (souvenirs significatifs, qu’ils soient positivement ou négativement connotés) permettra de retracer chaque période de vie depuis l’événement traumatique ou depuis la naissance jusqu’au moment présent.

Comment construire sa ligne du temps ? – recommandations de l’institut Double Hélice. 

Pour établir cette liste, laissez venir spontanément vos souvenirs. Essayez de vous rappeler au moins un souvenir par an ; pour la plupart des gens, le souvenir le plus ancien remontera à l’âge de 2 ou 3 ans.

Un tableau chronologique organisé par années, de votre naissance au présent, et indiquant l’âge que vous aviez à chacune de ces années, vous permettra de respecter au mieux l’ordre chronologique de vos souvenirs. Écrivez quelques mots ou phrases courtes qui vous rappellent ces événements passés. N’écrivez pas plus de deux ou trois souvenirs par an. 

Votre thérapeute n’a pas besoin de comprendre ce à quoi chacun de ces souvenirs se rapporte ; néanmoins, il est important qu’elle soit informée des souvenirs se référant à des événements traumatiques. Au cours des séances d’ICV, votre thérapeute vous lira un souvenir par an, ou peut-être un souvenir par deux, quatre, voire huit ans.

Les souvenirs utilisés comme signaux doivent être spécifiques à une année seulement. Par exemple : “Je travaille chez Ikea” serait un signal déroutant pour quelqu’un y ayant travaillé de nombreuses années. Dans ce cas-là, le signal devrait être plus précis, comme par exemple : “Georgia devient manageuse chez Ikea”. Écrivez de manière lisible ou tapez à l’ordinateur. 

Les signaux doivent être des souvenirs dont vous vous souvenez vraiment et non des scènes que vous avez vues en photos et dont vous ne vous souvenez pas. Les signaux peuvent aussi être votre première rencontre avec une personne ou le souvenir d’un voyage dans un lieu précis. Si vous utilisez des verbes pour vos souvenirs signaux, utilisez le présent de l’indicatif.

Les souvenirs n’ont absolument pas besoin d’être perturbants. En revanche, assurez-vous d’ajouter les événements importants tels que le décès de personnes chères, les accidents et autres traumatismes, les mariages, les divorces et la naissance de vos enfants. Les souvenirs signaux doivent couvrir votre vie dans son ensemble, du plus vieux au plus récent.

Exemple de souvenirs signaux pour les âges de 10 à 13 ans :
1989 10 ans – meilleur ami Gus
1990 11 ans – je déménage à Chicago / je rentre au collège
1991 12 ans – colonie de vacance avec Will
1992 13 ans – je skie avec Jen / cérémonie du brevet des collèges

Répétitions

Lorsque la ligne du temps a été complétée et relue par la thérapeute, il est alors possible de commencer les répétitions. La thérapeute lira à voix haute, sur un ton neutre et rythme rapide, les différents souvenirs de la personne dans l’ordre chronologique, afin d’en faciliter l’intégration. 

Au fur et à mesure des répétitions, il est probable que la personne se sente activée, stressée par cette liste de souvenirs, dont certains sont désagréables. C’est pourquoi, entre chaque répétition, la thérapeute invitera la personne à formuler son ressenti, marcher, s’étirer ou s’ancrer plus profondément dans le moment présent, afin d’éviter à la personne de rester bloquée dans les sensations perturbantes déclenchées par la réactivation de souvenirs douloureux voire traumatiques, et de rendre moins difficile la répétition suivante. Il est du ressort de la thérapeute d’aider la personne à rester dans sa fenêtre de tolérance (rester dans la zone verte), afin de maximiser l’intégration. Cette connexion empathique, cette confiance construite entre thérapeute et patient·e, nommée accordage en ICV, correspond à la communication entre les systèmes nerveux appelée neuroception.

Le nombre de répétitions sera variable selon l’objectif de la séance d’ICV, pouvant se situer par exemple entre 8 et 15 répétitions pour un protocole de Souvenir Explicite Perturbant et 20 à 30 répétitions pour un protocole TSPT. Ainsi, les séances d’ICV peuvent durer de 50 à 90 minutes

Fin de séance

Lorsque la séance se termine, les patient·es s’apaisent de plus en plus, les sensations corporelles désagréables disparaissent, le corps se relâche. On remarque un vécu émotionnel plus serein et plus positif, une sensation de sécurité, avec des perspectives différentes sur les événements (réalisation que le passé est passé et ne peut être changé, lâcher-prise, capacité nouvelle à se projeter dans l’avenir…).

Bien que l’exacte neuroscience expliquant comment notre système nerveux intègre de nouvelles informations soit toujours en grande partie inconnue, les résultats des recherches officielles sur l’Intégration du Cycle de la Vie ainsi que les retours de milliers de thérapeutes utilisant cette technique témoignent de sa capacité à prouver le passage du temps au niveau neuronal.

Balkus, B. (2012). Lifespan Integration effectiveness in traumatized women. Northwest University.

Hu, M. (2014). Lifespan Integration efficacy: A mixed methods multiple case study. Trinity Western University (Canada).

Pace, P. (2018). Pratiquer l’ICV-2e éd.: L’Intégration du Cycle de la Vie (Lifespan Integration). Dunod.

Rajan, G., Wachtler, C., Lee, S., Wändell, P., Philips, B., Wahlström, L., … & Carlsson, A. C. (2020). A one-session treatment of PTSD after single sexual assault trauma. A pilot study of the WONSA MLI project: A randomized controlled trial. Journal of Interpersonal Violence.

Smith, J. (2017). Psychothérapie du trauma et des troubles dissociatifs par l’intégration du cycle de la vie: présupposés théoriques et applications cliniques. European Journal of Trauma & Dissociation, 1(3), 165-170.

Se faire du bien : une routine anti-inflammatoire

Si vous n’avez en ce moment pas l’énergie pour lire la partie théorique de cet article, nous vous invitons à vous intéresser uniquement aux encadrés violets, qui correspondent à des conseils pratiques.

Une vision holistique du traumatisme

Comme expliqué dans nos articles précédents, un événement traumatique affecte la personne victime dans son entièreté

Le système nerveux autonome perd de sa fluidité, et passe plus de temps en mode sympathique (détresse) et/ou parasympathique dorsal (dissociation) que chez les personnes non traumatisées. Cette altération du système nerveux autonome a des répercussions directes sur ce que l’on appelle l’hygiène de vie (le sommeil, l’alimentation) et sur la santé globale (notamment sur le système immunitaire).

Afin de restaurer la flexibilité du système nerveux et d’apaiser la symptomatologie traumatique, deux solutions sont possibles, et, dans l’idéal, complémentaires. D’un côté, il est important de proposer des soins du haut vers le bas (ou top-down), soit du cerveau vers le reste du corps, notamment via les discussions avec une thérapeute qui va aider au processus d’élaboration de sens et de psychoéducation et avoir recours à des techniques thérapeutiques adaptées (hypnose, EMDR…). D’un autre côté, il est nécessaire d’encourager les soins du bas vers le haut (ou bottom-up), soit du reste du corps vers le cerveau (yoga, chant, danse…). A travers les fibres nerveuses afférentes, c’est-à-dire qui transportent des messages depuis les organes vers la boîte crânienne, ces approches permettent en effet de faire comprendre à la partie non rationnelle du cerveau des personnes traumatisées que le danger est passé et qu’elles sont désormais en sécurité.

C’est pourquoi nous considérons que l’accompagnement des personnes traumatisées à la mise en place d’une routine anti-inflammatoire quotidienne fait partie intégrante de la prise en charge thérapeutique. En aidant à réduire progressivement le syndrome inflammatoire, ces habitudes permettent à notre organisme de retrouver plus d’énergie, une meilleure flexibilité, une stabilité nouvelle. 

Nous tenons à remercier une nouvelle fois la thérapeute Carolyn Spring pour ses explications dans ce domaine, qui nous ont permis d’orienter nos recherches dans cette direction. 

Comprendre le syndrome inflammatoire

Lorsque notre organisme détecte un danger, par exemple l’intrusion d’une bactérie pathogène, le système immunitaire, soit l’ensemble des organes et glandes dédié·es à notre défense, libère des cytokines, qui forment une famille complexe de cellules immunitaires. Ces messagers chimiques aident les cellules à communiquer entre elles et stimulent la réponse inflammatoire, qui correspond à un sursaut défensif de notre système immunitaire. Les réactions immunitaires doivent être à la fois suffisamment intenses et ciblées pour combattre efficacement l’intrus détecté (les mécanismes varient en fonction de l’agent pathogène), sans pour autant attaquer les cellules saines de l’organisme. Ces réactions doivent également pouvoir être stoppées lorsque l’agent pathogène a été neutralisé et qu’elles n’ont plus de raison d’être : c’est notamment le rôle de l’acétylcholine, un neurotransmetteur dont la production est commandée par le nerf vague, un nerf dont le bon fonctionnement est capital pour la guérison des psychotraumatismes. 

Fonctionnement de la réponse inflammatoire immunitaire classique :

De manière très schématique, on peut imaginer les cytokines comme une pédale d’accélérateur de la réponse inflammatoire du système immunitaire et l’acéthylcholine comme un frein anti-inflammatoire, chacune ayant sa fonction et devant être utilisée à bon escient.

Dans le cadre d’un psychotraumatisme, notre amygdale cérébrale devient hypersensible, réagissant à des stimuli minimes exactement comme elle a réagi à l’agression subie, ce qui conduit notre système nerveux à passer très souvent en mode survie. Dans ce mode survie, un danger est détecté, et des cytokines vont être relâchées exactement de la même manière que face à un agent pathogène. 

Origine évolutive

Tout ceci se complique, dans la mesure où la production et la diffusion répétée de cytokines, comme c’est le cas pour un organisme traumatisé, produit des dégâts collatéraux sur les cellules environnantes. Les cytokines induisent en outre un état de malaise (fatigue, baisse d’énergie, somnolence, moral au plus bas et envie d’être seul·e), que les anglophones ont baptisé sick behaviour. Ce mécanisme tient ses origines dans l’évolution de notre espèce : lorsqu’un individu attrapait une infection, que son système immunitaire produisait une réponse inflammatoire, cet individu devait s’éloigner de sa communauté afin de ne pas transmettre l’infection. Cette mise à l’écart minimise également l’exposition à des individus qui pourraient profiter de notre état de vulnérabilité. C’est pourquoi, lorsque nous sommes malades, nous n’avons envie de rien d’autre que de nous glisser sous la couette et de ne voir personne, sauf nos très proches, qui sont censé·es prendre soin de nous. 

Nous pouvons également relier ce mécanisme à la dépression, dont l’un des signes connus est le fait de ne plus vouloir sortir de son lit ou rencontrer des ami·es. En effet, il a été démontré que les personnes traversant un épisode dépressif (très souvent suite à un ESPT – État de Stress Post Traumatique) présentent des niveaux de cytokines anormalement élevés. Leur organisme produit une réponse inflammatoire et c’est ce qui explique, ou du moins entretient, leur mise en retrait du monde. 

Traumatismes et maladies inflammatoires

De nombreuses maladies inflammatoires sont ainsi à mettre en lien avec le traumatisme et la dépression. De même, le diabète de type 2, les syndromes métaboliques, les maladies cardiovasculaires, auto-immunes, neuro-évolutives etc. ont toutes été reliées à de hauts niveaux d’inflammation.

Une hormone du stress : le cortisol

Comme nous l’avons vu en abordant les Mécanismes du psychotraumatisme, lorsqu’un danger est détecté par le thalamus, l’amygdale cérébrale tire la sonnette d’alarme. Les glandes surrénales libèrent alors notamment une hormone nommée cortisol. Le cortisol stimule la libération de glucose (sucre constituant une réserve d’énergie) dans le sang. Le pancréas libère de l’insuline, permettant aux cellules musculaires d’utiliser le glucose libéré pour fonctionner. L’organisme dispose ainsi d’une grande réserve d’énergie débloquée pour se défendre ou pour fuir le danger. 

En outre, le cortisol libéré dans le sang joue un rôle de feedback, censé signaler à l’organisme que la réponse à la menace doit se terminer. En effet, pour agir, le cortisol doit se lier aux récepteurs des cellules de l’organisme. Lorsque ces récepteurs ont reçu assez de cortisol pour fonctionner, les molécules de cette hormone parcourent le chemin en sens inverse, jusqu’aux glandes surrénales, donnant ainsi l’information de la fin de la réponse de stress. 

Pour une personne régulièrement sujette au stress, typiquement psychotraumatisée, la sécrétion trop fréquente de cortisol peut entraîner des conséquences néfastes sur la santé. En effet, une dose trop élevée et chronique de cortisol, ou hypercortisolémie, peut sur le long terme entraîner une résistance à l’insuline, phénomène associé au diabète de type 2. L’organisme se sentant toujours en danger, le taux de cortisol, et donc d’insuline, vont avoir tendance à rester trop élevé trop longtemps, ce qui va progressivement éroder la capacité de l’insuline à transmettre le message dont elle est supposé être porteuse – un peu comme si elle avait trop souvent “crié au loup” au point qu’on finisse par ne plus y prêter attention. Le glucose ne sera plus assimilé par les cellules musculaires et restera dans le sang : c’est l’hyperglycémie.

L’inflammation explique les symptômes du psychotraumatisme, et vice-versa

Nous l’avons vu, dans le cadre d’un État de Stress Post Traumatique, l’amygdale est hyper-réactive, ce qui entretient une hyperactivation neurovégétative (c’est-à-dire du système nerveux autonome) et, à terme, une inflammation chronique. L’organisme est bloqué dans le passé, il continue de réagir comme face à une menace extrême, même face à des situations peu ou pas dangereuses. Sur le long terme, plus l’inflammation est importante, plus le taux de cortisol va être amené à baisser (hypocortisolémie), empêchant l’organisme d’éteindre la réponse de peur face au danger. La sous-activation du système nerveux parasympathique ventral qui en résulte va peu à peu éroder la capacité de l’aire cérébrale frontale à communiquer efficacement avec l’amygdale, et entretenir un cercle vicieux inflammatoire dans tout l’organisme.

Apaiser le syndrome inflammatoire peut aider à soulager certains symptômes somatiques et à enrayer le cercle vicieux qui lie l’inflammation au stress, ce qui constitue selon nous un élément clé de la thérapie. C’est pourquoi nous avons souhaité exposer différents moyens de réduire l’inflammation.

Faire de son mieux

L’équipe du Centre Bertha Pappenheim tient à préciser qu’elle connaît les limites des conseils détaillés ici, visant à réduire l’inflammation. Notre objectif n’est évidemment pas de prétendre qu’un bon repas ou une bonne nuit de sommeil suffit à guérir d’un psychotraumatisme. Il nous semble néanmoins important de rendre accessibles les outils théoriques permettant de comprendre, étape par étape, pourquoi et comment un repas ne contenant pas de produits industriels et une nuit de 8 heures peuvent aider à récupérer de l’énergie, énergie s’avérant cruciale dans le processus thérapeutique. 

Il n’est pas question de faire culpabiliser les personnes qui nous lisent : nous sommes parfaitement conscientes que c’est précisément le traumatisme qui altère le fonctionnement de l’organisme et qui nuit à l’hygiène de vie. Nous tenons par ailleurs à préciser que nous n’arrivons pas forcément nous-mêmes à appliquer tous ces conseils dans notre vie quotidienne. Nous faisons de notre mieux, en fonction des journées et de notre histoire personnelle. Nous essayons d’intégrer progressivement ces conseils dans notre routine, en commençant par ce qui nous paraît le plus facile, en nous adaptant au contexte et en gardant à l’esprit qu’il s’agit d’un apprentissage à faire, d’un processus non linéaire

De même que pour la Trousse de secours contre la détresse, nous suggérons de piocher au fur et à mesure dans ces conseils afin de construire votre propre routine ressourçante.

Prendre soin de son sommeil

De nombreuses études ont démontré le rôle essentiel du sommeil sur la santé physique et psychique, notamment sur la réduction de la réactivité émotionnelle et l’intégration des souvenirs, ainsi que sur la réduction de l’état inflammatoire. 

Le sommeil est modulé par deux processus : 

  • Le rythme circadien (qui signifie étymologiquement “environ (circa) un jour (dia)”), soit un cycle d’environ 24 heures qui se caractérise par l’alternance entre le jour et la nuit, alternance qui déclenche dans l’organisme des modifications destinées à assurer successivement un éveil et un sommeil optimum.
  • La pression au sommeil, soit le temps qui s’est écoulé depuis la dernière fois où l’on a dormi, mesuré via l’accumulation d’une neurotransmetteur appelé adénosine.

Tout notre corps est dépendant du rythme circadien : il a été programmé par des milliers d’années d’évolution pour réagir à l’alternance entre jour et nuit, qu’il mesure à travers les contrastes de luminosité. Bien que des variations individuelles existent, notre corps a été conçu pour être en éveil et en action lorsqu’il fait jour et au repos lorsqu’il fait nuit. L’exposition à la lumière naturelle permet non seulement la sécrétion immédiate de mélatopsine, hormone assurant le maintien en éveil, et la production de mélatonine, hormone du sommeil qui sera stockée et relâchée seulement lorsque la luminosité aura décliné.  Le rythme circadien se base donc sur une fixité temporelle (le soleil se lève et se couche tous les jours) et sur un fort contraste entre lumière et obscurité. Il est réinitialisé chaque jour à partir du moment où la lumière frappe notre rétine au réveil. Les variations hormonales commandées par le rythme circadien agissent notamment sur notre température corporelle et sur notre humeur : sauf dérèglement lié par exemple aux conditions de travail ou à un stress post-traumatique, nous avons tendance à nous sentir plus énergiques, plus dynamiques, pendant la journée que le soir, où nous pouvons avoir l’impression de fonctionner au ralenti voire d’être un peu maussades. La production d’hormones digestives à des heures précises, devant suivre la prise de repas, est également régulée par le rythme circadien.  

Les troubles du sommeil (insomnie d’endormissement ou réveil matinal, cauchemars, hypersomnie diurne, etc.) sont très répandus dans le cadre de psychotraumatisme, particulièrement pour les victimes d’inceste dans l’enfance pour qui la chambre et le lit sont associés aux violences subies. Chez ces personnes, le rythme circadien est souvent très perturbé : reculant devant la perspective des ruminations nocturnes et/ou des cauchemars traumatiques, elles tendent à retarder au maximum l’heure de l’endormissement, avec pour effet un décalage progressif du rythme circadien qui se traduira par une faible exposition à la lumière extérieure. Les variations de la température corporelle et de l’humeur sont désynchronisées, pouvant amener à se sentir moins énergique, avec le moral dans les talons, durant la matinée. Ce déphasage alimente le cercle vicieux des troubles du sommeil et du stress post-traumatique : non seulement l’endormissement tendra à être de plus en plus difficile, mais les phases du sommeil seront altérées, avec pour conséquence un amoindrissement de la capacité de régénération de l’organisme et de traitement de l’information par le cerveau.

Le sommeil est en effet organisé en différentes phases, chacune ayant  un rôle particulier. La dernière phase du sommeil, le sommeil paradoxal ou REM (Rapid Eye Movement), est responsable de la réorganisation et de l’assimilation de nos souvenirs de la journée. Les régions du cerveau activées durant cette phase [amygdale et cortex cingulaire antérieur (émotions), cortex moteur (mouvements), cortex associatif (connections), cortex préfrontal (raisonnement) et locus coeruleus (stress)] rejouent les souvenirs et les émotions de la journée dans un environnement censé être beaucoup moins stressant : nos rêves. Les souvenirs sont alors débarrassés de leurs gaines émotionnelles, et sont intégrés à la mémoire autobiographique. C’est pourquoi le sommeil paradoxal est notamment crucial en cas de traumatisme et au cours d’une thérapie ! Or, il a particulièrement lieu dans le dernier quart de la nuit : entre la 6ème et la 8ème heure de sommeil. Lorsque le sommeil est retardé et les nuits raccourcies, l’organisme va s’adapter en déclenchant cette phase de manière anticipée, ce qui se fera non seulement au détriment du sommeil dit profond, au cours duquel l’organisme se régénère, mais aura par ailleurs tendance à aggraver les cauchemars traumatiques. Or, les aires sous-corticales du cerveau ne faisant pas la distinction entre ce qui est réellement vécu et ce qui est se joue dans l’imaginaire, cela viendra aggraver le stress post-traumatique, et donc les troubles du sommeil qui l’accompagnent. De plus, et assez ironiquement, le sommeil paradoxal est perturbé par la prise de médicaments hypnotiques ou antidépresseurs, que les personnes traumatisées prennent justement pour apaiser les symptômes du traumatisme. 

L’une des hypothèses de l’efficacité de l’EMDR dans le traitement des psychotraumatismes réside dans la capacité de cette thérapie à reproduire les mouvements rapides des yeux qui surviennent durant le sommeil paradoxal, phase cruciale de retraitement et de « digestion émotionnelle » de l’information.

Les bons réflexes pour améliorer son sommeil, son humeur, et permettre à notre cerveau de mieux assimiler les souvenirs de la journée (ce qui est particulièrement important après une séance de thérapie) :
 
Réaccorder son rythme circadien : s’exposer à la lumière, au soleil, pendant la journée (afin de booster la production de mélatopsine, hormone maintenant en éveil, qui sera relâchée immédiatement, et de mélatonine, hormone du sommeil qui sera stockée jusqu’au soir) ; éviter la lumière et les écrans pendant la soirée (afin de relâcher la mélatonine précédemment produite) ; couper la lumière bleue sur nos appareil pendant la soirée (via différentes applications), dormir dans l’obscurité la plus complète possible. Essayer de nous lever, coucher, et prendre nos repas à des heures régulières (même pendant les weekends, afin d’éviter de décaler notre rythme circadien et d’avoir plus de difficultés à nous endormir tôt le dimanche soir). 

Maximiser la pression au sommeil : éviter la caféine, qui empêche l’adénosine de se fixer aux récepteurs cellulaires (le cerveau ne comprend plus qu’il est fatigué), et stimule la production de noradrénaline (qui entrave le processus de rêve, indispensable au traitement adéquat et à la mémorisation de l’information). Essayer également de se lever tôt, d’être active dans la journée et de ne pas faire de sieste, afin d’accumuler de l’adénosine qui nous permettra de nous endormir le soir. 

Maximiser son sommeil paradoxal : dormir au moins 8 heures par nuit, éviter l’alcool (dont les effets maximisent plutôt le sommeil profond). 

Agir avec et pour ses tripes

Puisqu’il est communément admis qu’ingérer un médicament (anxiolytique, antidépresseur) affecte notre humeur et notre santé mentale, il devrait en être autant pour notre alimentation !

Quelques informations à connaître à propos de notre système digestif, ce deuxième cerveau

  • Le système digestif est contrôlé par le système nerveux entérique, un sous-composé du système nerveux autonome. Il est principalement innervé par le nerf vague, grand régulateur du bien-être physique et émotionnel. De nombreux liens ont été établis entre l’état de notre système digestif et le stress. C’est ce lien qui, dans des cas extrêmes, peut conduire les personnes terrorisées à se déféquer dessus. Ce lien est bi-directionnel : non seulement le stress peut altérer les fonctions digestives, mais l’état de notre système entérique, notamment de l’équilibre de nos bactéries intestinales, peut agir sur notre état émotionnel. Concernant le premier axe, le syndrome de l’intestin irritable semble par exemple être le plus souvent associé à des épisodes d’anxiété. Quant au second, il a récemment été découvert que 90% de la sérotonine, une hormone essentielle à la régulation de l’humeur, est fabriquée non pas dans notre cerveau comme on pourrait le croire, mais dans notre système digestif ! 
  • Ce sont souvent les bactéries qui peuplent notre système digestif (appelé microbiote intestinal) qui créent nos envies d’une nourriture bien précise (dits cravings en anglais), afin que nous leur fournissions ce dont elles ont besoin pour pouvoir bien fonctionner. Lorsque nous fournissons à nos bactéries ce qu’elles demandent, elles nous récompensent avec des hormones de plaisir (sérotonine/dopamine). Elles ont de ce fait un réel impact sur notre humeur. Une grande diversité de bactéries intestinales est également associée à un mieux-être et un  risque de maladies plus faible. 
  • La paroi intestinale est très mince et fragile : chaque jour, nous remplaçons entre 10 et 14% des cellules qui la constituent, trop abîmées par le processus extrêmement coûteux qu’est la digestion. Or, ce processus de réparation ne peut avoir lieu en même temps que la digestion. Si la prise de repas n’est pas assez espacée, si nous grignotons continuellement, nous ne laissons par conséquent pas assez de temps à la paroi intestinale pour se réparer. La perméabilité de la paroi intestinale, qui risque d’en résulter sur le long terme, altérera l’ensemble du fonctionnement de l’organisme – d’autant que 70-80% des lymphocytes, acteurs majeurs du système immunitaire,  se situent dans le tractus gastro-intestinal.
Les bons réflexes à adopter pour améliorer sa digestion, son humeur, et réduire l’inflammation :

Éviter les aliments hautement inflammatoires (viandes, produits laitiers, produits transformés, glucides raffinés) et privilégier les légumes verts, légumineuses, fruits et noix. Consommer un maximum d’aliments végétaux est au global un très bon choix pour sa santé

Aider l’organisme à digérer : manger lentement permet à notre corps de produire les enzymes nécessaires à la métabolisation de chaque aliment, et prendre le temps de mâcher sa nourriture facilite le travail de nos sucs digestifs.

Permettre à la paroi intestinale de se réparer : passer au moins 12 heures et jusqu’à 16 heures continues sans manger (par exemple ne prendre qu’un déjeuner et un dîner) comme le suggèrent les recherches autour du jeûne intermittent

Sous réserve d’un avis médical, il peut être opportun de se supplémenter en probiotiques (notamment bifidobacterium et lactobacillus) afin de restaurer un bon équilibre du microbiote intestinal. 

Stimuler son nerf vague

Notre routine anti-inflammatoire peut inclure  des gestes aidant à activer le nerf vague. Ces micro-étapes, plus faciles à mettre en œuvre qu’un changement radical d’hygiène de vie pour commencer, permettent de restaurer la fluidité de notre système nerveux autonome, et notamment de passer plus de temps en “zone verte”, zone de bien-être, associée au nerf vague ventral. En bonus, passer plus de temps en zone verte aidera à mettre en place la routine de sommeil et d’alimentation précédemment décrite. 

Nous réserverons d’autres articles à l’explication  précise du fonctionnement du nerf vague. En attendant, nous vous encourageons à lire et intégrer petit à petit, à votre rythme, sans pression aucune, ces gestes dans votre vie quotidienne.

Vous pouvez retrouver ces conseils dans les deux ouvrages suivants  : 

  • Activez votre nerf vague – Contre le stress, l’inflammation, les troubles digestifs, les maladies auto-immunes…, du Dr Navaz Habib. 
  • Stimuler le nerf vague pour faciliter la guérison  : Techniques et exercices pour améliorer le bien-être physique, émotionnel et social, de Stanley Rosenberg.
Les bons réflexes à adopter pour activer son nerf vague :

Chaque jour : se gargariser après le brossage des dents quotidien, activer son réflexe pharyngé en effleurant avec sa brosse à dent le voile du palais, chanter, fredonner, bourdonner en faisant vibrer le fond de sa gorge, prendre des douches froides, respirer profondément et ventralement, s’exposer au soleil, dormir sur le côté avec un oreiller entre les jambes. 

Chaque semaine : mettre son corps en mouvement via des séances de yoga, pilates ou légers exercices et étirements, rencontrer des proches en personne et non seulement au téléphone, écouter de la musique apaisante, pratiquer la pleine conscience

Adda, L., Abou Melhem, S., & Pol, J. (2020). Le jeûne réduit l’inflammation associée aux maladies inflammatoires chroniques sans altérer la réponse immunitaire aux infections aiguës. Médecine/Sciences, 36(6-7), 665-668.

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Un homme peut-il être un conjoint violent malgré lui ?

À l’heure où des avocats trouvent aisément à faire éditer leurs plaidoyers larmoyants en faveur de conjoints féminicidaires et où d’autres, parvenus à se hisser au sommet de la chaîne judiciaire, prétendent nous faire croire que des casques de réalité virtuelle peuvent transformer des conjoints agresseurs en des partenaires de vie empathiques, il nous a semblé nécessaire de faire un point sur la question des violences conjugales, grandes pourvoyeuses de psychotraumatismes.

La violence conjugale est structurelle

Rappelons tout d’abord avec Lucile Peytavin que, en France comme ailleurs, l’intégralité des formes de violences sont essentiellement commises par des hommes[1]. Cette distribution statistique n’a rien d’accidentel : la violence est à la fois le produit et le principal outil de reproduction de la domination masculine en tant que système social

En effet, des (pré)historien· nes ont démontré que les violences de masse sont apparues de manière simultanée avec l’instauration d’une domination systématique des hommes sur les femmes et les enfants, système social qu’on appelle patriarcat[2]. Des anthropologues ont également mis en évidence que les sociétés où les hommes exercent le moins de pouvoir sur les femmes se caractérisent par les taux d’agressions interpersonnelles les plus bas et ce, quel que soit le type de violence ou la catégorie de population considérée (femmes, enfants ou hommes)[3]. C’est pourquoi nous considérons illusoire de vouloir analyser les violences conjugales isolément de ce contexte de domination masculine structurelle.

Quant au caractère instrumental de la violence masculine, il existe un certain consensus lorsque l’on parle de violences de guerre ou de sociétés que nous, populations occidentales, voyons comme éloignées de la nôtre, mais ce consensus s’évanouit lorsqu’il est question de violences « bien de chez nous », en particulier les violences conjugales et intrafamiliales.

En finir avec la surparticularisation de la violence physique

Une mise en lumière qui en laisse beaucoup dans l’ombre

Bien que la question des violences masculines conjugales[4] fasse l’objet d’un intérêt médiatique plus conséquent depuis #MeToo, il s’agit d’une médiatisation en trompe-l’œil, qui réduit le plus souvent la violence à sa seule dimension physique. Ce traitement médiatique alimente l’idée qu’il s’agit d’un problème certes fâcheux, mais somme toute marginal, causé par une frange d’individus un peu malades et, ce faisant, inaptes à contrôler leur violence, voire contrôlés par elle.

Les séquelles de la violence psychologique

Les spécialistes de la domination masculine dans le couple exhortent pourtant à se garder d’une vision trop singularisante des violences physiques : les coups à proprement parler constituent l’aboutissement possible de tout un continuum de violences psychologiques, souvent assorties de violences sexuelles et/ou économiques, instaurant progressivement et insidieusement un climat d’emprise. De manière significative, les enquêtes menées sur les féminicides conjugaux ne permettent pas toujours d’en conclure à des antécédents de violences physiques. Au Québec, aux États-Unis et en France, ce pourcentage a été estimé à environ un tiers – ce qui signifie que deux tiers des hommes qui assassinent leur compagne ou ex-compagne n’avaient vraisemblablement jamais levé la main sur elle auparavant[5]. Les agressions physiques constituent donc une composante possible mais non nécessaire à la caractérisation de la violence conjugales, et son absence ne doit en aucun cas être appréhendée comme un indicateur de moindre dangerosité pour la femme victime. Lundy Bancroft signale par ailleurs que le degré de violence psychologique est le meilleur facteur de prédiction du passage à l’agression physique[6]. Il souligne également que la violence sexuelle constitue la forme de violence conjugale la plus répandue, la plus transversale à tous les profils de conjoints agresseurs ; or, il s’agit là d’une violence indissociablement physique et psychologique.

Cet expert étatsunien intervenant auprès de conjoints violents depuis plus de trente ans englobe sous l’étiquette “conjoint violent” (abusive partner) tout homme qui “[fait] chroniquement sentir [sa] partenaire maltraitée ou dévalorisée[7]. Il insiste également sur le caractère injustifié du traitement particularisant réservé à la violence physique :

“Les cicatrices de la cruauté mentale peuvent être aussi profondes et durables que les séquelles de coups de poings ou de gifles mais ne sont généralement pas aussi visibles. En réalité, même parmi les femmes qui ont subi des violences physiques de la part d’un conjoint, la moitié voire plus reporte que c’est la violence émotionnelle de l’homme qui leur a causé le plus de dommages.”

Ses conclusions concernant les dommages causés par les différentes formes de violence conjugale convergent avec celles d’études ayant mis en évidence que les séquelles traumatiques de la torture psychologique étaient équivalentes à celles laissées par la torture physique[8].

Aux racines de la violence

Bancroft poursuit ainsi :

“Les différences entre l’homme verbalement violent et l’agresseur physique ne sont pas aussi grandes que beaucoup de gens le croient. Le comportement de l’un comme de l’autre se nourrit des mêmes racines et est mû par le même mode de pensée.”[9]

Il rejoint en cela les analyses posées par les féministes depuis plusieurs décennies, à savoir que les différentes formes que revêt la violence masculine conjugale n’ont pas seulement les mêmes effets en termes de séquelles, mais également les mêmes causes : elles puisent leurs racines dans l’intime conviction de ces hommes que les femmes – à plus forte raison la leur – sont là pour les servir (les anglophones parlent d’entitlement). La totalité du spectre de cette violence, depuis la contrainte la plus explicite jusqu’à la manipulation la plus insidieuse, vise une même finalité : asseoir le contrôle qui leur permet d’imposer leur volonté d’être servis et obéis. Que les contours des “prestations” qu’ils estiment leur être dues et des stratégies qu’ils déploient pour arriver à leurs fins varient d’un individu à un autre ne fait que masquer leur point commun fondamental : le rapport utilitariste qu’ils entretiennent à leur partenaire, et sa conséquence logique, leur usage instrumental de la violence. Rudolf Rausch, également spécialiste de la question, affirme ainsi :

“Ce qui explique pourquoi il y a autant de violence conjugale c’est que, d’une part, au niveau de la construction sociale, depuis bien longtemps et jusqu’à très récemment, les hommes pouvaient essentiellement se servir de la violence pour arriver à leurs fins impunément et ils étaient même encouragés à utiliser ce moyen-là. Et d’autre part, au niveau individuel, il est sûr que cette violence-là est très rentable : à chaque fois qu’on y a recours, habituellement on a gain de cause, on arrive à nos fins, ce qui fait qu’il y a un renforcement presque immédiat à son utilisation. Plus il y a d’individus qui l’utilisent, plus la construction sociale de la violence se maintient et plus cette construction se maintient, plus il y a d’individus qui se croient autorisés à y recourir. […] Cela permet de rapatrier un peu plus la responsabilité des hommes : la violence n’est plus un geste réactionnel, mais instrumental, axé sur l’obtention d’un but. […] c’est un geste qu’on peut identifier et nommer, de même que l’intention derrière le geste, mais en plus on constate que, en général, cela a fonctionné et que l’homme a effectivement eu gain de cause.”[10]

Pour Marie-France Hirigoyen, experte de l’emprise conjugale, le recours à la force physique est dès lors à comprendre comme pleinement rationnel : 

“On ne peut pas parler de violence physique sans parler de violence psychologique car il existe un continuum entre les deux. Quand un homme frappe sa femme, son but n’est pas de lui mettre un œil au beurre noir mais de lui faire peur afin de la soumettre et de garder le pouvoir. L’enjeu de la violence, c’est toujours la domination. La plupart du temps, la violence physique n’intervient que si la femme résiste au contrôle et à la violence psychologique.”[11]

La violence sexuelle a ceci de spécifique qu’elle est à la fois un outil et une fin de la domination masculine, notamment au sein du couple.

La violence conjugale est délibérée

Il nous paraît fondamental d’insister sur ce point, car les conjoints violents tirent activement parti du mythe selon lequel les hommes ne sont pas pleinement conscients du mal qu’ils font et/ou qu’ils le font malgré eux, comme si leur violence était quelque chose qu’ils subissaient. Il suffirait qu’ils comprennent pourquoi ils font ce qu’ils font et qu’ils apprennent comment ne plus le faire pour qu’ils cessent de le faire. Mais, que ce soit avec les mains ou avec les mots, les coups que les hommes portent à leur compagne ne résultent ni d’incontrôlables éruptions émotionnelles, ni d’une sorte de malentendu qu’une simulation en réalité virtuelle ou un travail de “pédagogie” féministe – aussi assidu soit-il – suffirait à dissiper : ils savent ce qu’ils font et pourquoi ils le font.

Conjugué au dressage précoce – et féroce – des filles au rôle de bienfaitrices de la communauté pétries d’abnégation, ce mythe des-hommes-qui-ne-se-rendent-pas-compte est un moyen redoutable d’asseoir leur emprise sur les femmes, tant à l’échelle individuelle que collective. « Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ! « , nous serine-t-on depuis au moins 2000 ans. « Éduque-les à devenir meilleurs ! » nous enjoint-on désormais en prime – qui plus est, au nom du féminisme. Il s’agit là du terreau sur lequel les conjoints violents peuvent semer la confusion dans l’esprit de leurs compagnes : “Chérie, je ne comprends pas pourquoi je suis comme ça, c’est plus fort que moi et j’en souffre tellement, toi seule peux m’aider à devenir une meilleure personne !” C’est ainsi qu’ils les enchaînent à eux.

Lundy Bancroft explique que, par-delà la diversité de leurs profils, les conjoints violents ont en commun de jouer sur l’alternance imprévisible entre leur côté “Docteur Jekyll” et leur facette “Mister Hyde” afin de plonger leur conjointe dans un abîme d’incompréhension : comment peut-il avoir autant de bons côtés et me faire quand même autant de mal ? 

La réponse de Lundy Bancroft à cette question est sans appel :

“J’ai fini par me rendre compte, à travers mon expérience auprès de milliers d’agresseurs, que le conjoint violent veut être un mystère. Pour ne pas subir les conséquences de ses actes et éviter d’affronter son problème, il doit convaincre tout son entourage que son comportement est incompréhensible. Il a besoin que sa conjointe se concentre sur tout sauf sur la cause réelle de son comportement. (…) Dans l’esprit de l’agresseur, il existe un monde de croyances, de perceptions et de réponses qui s’assemblent de manière étonnamment logique. Son comportement est cohérent. Sous la façade de l’irrationalité et de l’explosivité, il y a un être humain avec un problème compréhensible et soluble. Mais il ne veut pas que vous le compreniez.”[12]

Une femme a très peu de chances de parvenir à quitter un conjoint maltraitant tant qu’elle reste convaincue d’avoir la possibilité de l’amener à changer. Et, tant qu’elle restera à ses côtés, il aura tout le loisir de continuer à la meurtrir, en instaurant une escalade graduelle de la violence qui aura pour effet de resserrer de plus en plus sur elle l’étau de l’attachement traumatique, caractéristique des situations d’emprise.

Faire croire aux femmes qu’elles peuvent se prémunir de la violence des hommes en sondant leur cœur pour le soigner, telles des infirmières de l’âme, n’est pas seulement mensonger – c’est criminel, car cela contribue à mettre les femmes en danger. Ce qui est stéthoscope pour les unes est harpon pour les autres. En finir avec le mythe des-hommes-qui-ne-se-rendent-pas-compte et rendre aux agresseurs leur responsabilité est donc à la fois une étape, certes douloureuse, mais incontournable du cheminement thérapeutique pour surmonter les séquelles d’une relation violente et un impératif politique dans la lutte globale contre les violences patriarcales.

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[1] Peytavin, L. (2021). Le coût de la virilité : Ce que la France économiserait si les hommes se comportaient comme les femmes. S.N. Éditions Anne Carrière.

[2] Voir par exemple : Cohen, C. (2019). Femmes de la préhistoire. Paris, Tallandier ; Lerner, G. (1986). The Creation of Patriarchy. Women and History (Vol. 1). New York and Oxford, Oxford University Press ; Patou-Mathis, M. (2013). Préhistoire de la violence et de la guerre. Paris, Odile Jacob.

[3] Voir par exemple : Sanday, P. Reeves. (1981). The Socio‐Cultural Context of Rape: A CrossCultural Study. Journal of Social Issues, 37(4): 5‑27 ; Sanday, P. Reeves. (2003). Rape-free versus rape-prone: How culture makes a difference. In: C. B. Travis (ed.). Evolution, Gender and Rape. Cambridge (Mass.), MIT Press, 337-361 ; Watson-Franke, M-B. (2002). A world in which women move freely without fear of men: An anthropological perspective on rape. Women’s Studies International Forum, 25(6): 599-606.

[4] Dans le sillage de Patrizia Romito, nous estimons que les termes « violence domestique » et « violence conjugale » sont des euphémismes occultant le sens unidirectionnel de la violence, tant à l’échelle sociétale qu’interpersonnelle. Les termes « violences maritales », « violences masculines conjugales » ou encore « violence masculine sur la compagne ou l’ex-compagne » nous semblent à ce titre offrir un reflet sociologique plus juste de la réalité genrée de ces violences. Romito, P. (2006) Un silence de mortes. La violence masculine occultée. Paris, Syllepse, 2006, p. 39. Voir aussi : Debauche, A. Hamel, C. (2013). La violence comme contrôle social des femmes. Entretien avec Jalna Hanmer, sociologue britannique. Nouvelles Questions Féministes, 32(1): 96-111.

[5] Boisvert, R. et Cusson, M. (1999). Homicides et autres violences conjugales. In: Jean Proulx, Maurice Cusson et Marc Ouimet. Les Violences criminelles. Québec, Les Presses de l’Université Laval, 77-90 ; Campbell, J. C. et alii. (2003). Risk factors for femicide in abusive Relationships: Results from a multisite case control Study. American Journal of public Health, 93(7): 1089-1097 ; Ministère de la Justice (2019). Mission sur les homicides conjugaux, en ligne.

[6] Bancroft, L. (2003). Why Does He Do That?: Inside the Minds of Angry and Controlling Men. New York, Berkley Books, p. 162.

[7] Ibid., p. xvi.

[8] A propos des tortures de guerre, voir notamment : Basoglu, M., Livanou, M., Crnobaric C., et al. (2005). Psychiatric and Cognitive Effects of War in Former Yugoslavia: Association of Lack of Redress for Trauma and Posttraumatic Stress Reactions ». JAMA, 294(5): 580–590.

[9] Bancroft, L. Op. cit., p. 8.

[10] Dufresne, M. (2002). La danse avec l’ours : Entretien avec le psychologue québécois Rudolf Rausch. Nouvelles Questions Feministes, 21(3) : 28-46, en ligne.

[11] Hirigoyen, M-F. (2009). De la peur à la soumission. Empan, 1(73): 24-30, p. 24.

[12] Bancroft, L. Op. cit., p. 18 et 20.

Le stress post-traumatique complexe

Avant d’aborder cet article et pour faciliter votre compréhension, nous vous invitons à consulter celui décrivant les Mécanismes du psychotraumatisme

Lors d’un stress post-traumatique complexe, la triade mémoire traumatiqueconduites dissociantes et de contrôlestress chronique qui caractérise le stress post-traumatique se complexifie. Les processus cognitifs et le système nerveux sont affectés à un niveau plus profond et ce n’est plus seulement le comportement, mais aussi la personnalité et les dynamiques d’attachement  qui sont altérées.  

Stratégies de survie 

Dans le monde anglophone, les quatre stratégies de survie des humain·es sont désignées par un mot commençant par un F : Flight, Fight, Freeze, Fawn. Nous proposons de les traduire en français par quatre mots commençant par la lettre D : Déguerpir, se Défendre, se Dissocier, se Dévouer

Face à une menace de violence, les réponses les plus efficaces sont de prendre la fuite ou de riposter. Néanmoins, il arrive qu’aucune de ces deux stratégies ne soit possible (violence sidérante provenant d’une figure d’autorité, par exemple), ce qui pousse notre cerveau à nous faire “disjoncter” : c’est la dissociation. Enfin, dans certaines circonstances, se dévouer à l’agresseur peut constituer une stratégie de survie. Le présent article vise à apporter des éclairages sur ces circonstances, qui font le lit du stress post-traumatique complexe.

Mécanismes spécifiques

Attachement traumatique

Lorsqu’une personne a été soumise à des violences de manière répétée dans un contexte où il ne lui était pas possible d’échapper à son ou ses bourreaux, le système classique de préservation de l’organisme s’avère inopérant. Si les prisons, les camps de concentration ou les prises d’otage viennent généralement en premier à l’esprit, la situation des enfants et des femmes vis-à-vis d’un parent ou d’un conjoint violent, respectivement, relève également de ce cas de figure.

Le cerveau de ces personnes va alors mettre en place des stratégies de survie tout aussi paradoxales que la situation dont elles sont captives, à savoir partager le quotidien d’une personne qui a droit de vie et de mort sur elles. Le syndrome de Stockholm, phénomène en vertu duquel des otages en viennent à s’identifier à leur(s) ravisseur(s) et à se prendre d’affection pour eux, est l’un de ces mécanismes de survie paradoxaux. Une dynamique similaire se met très souvent en place chez les enfants victimes de violences de la part de leurs parents, de même que chez les femmes victimes de violences conjugales : c’est l’attachement traumatique. Pour survivre à un agresseur auquel il est impossible de se soustraire, on peut aller jusqu’à se plier en quatre pour le satisfaire, à faire tout son possible pour lui être utile dans l’espoir de le dissuader de se débarrasser de nous. Cette hyper-serviabilité de survie et l’identification à l’agresseur qui l’accompagne est connue sous le nom de fawning en anglais, que nous proposons de traduire par “dévouement”. 

Troubles de l’identité

L’exposition prolongée aux maltraitances au cours de l’enfance, a fortiori de la part des parents, a un impact considérable sur le développement tant cognitif qu’affectif, de même que sur le système de régulation physiologique. L’entrelacs de troubles du système nerveux, de l’identité et de l’attachement résultant de ces violences correspond à ce que Judith Herman a nommé le “stress post-traumatique complexe” (équivalent du Traumatisme de type III dans la typologie de Terr). Pour mettre en relief les spécificités des violences perpétrées par une personne dont la victime est non seulement proche mais dont les conditions matérielles d’existence même dépendent, autrement dit par l’un·e de ses “principaux pourvoyeur·se·s de soin” (caregivers), Jennifer Freyd parle pour sa part de « traumatismes de trahison« . Bessel Van der Kolk plaide quant à lui en faveur de la notion de « traumatisme développemental » pour désigner les séquelles spécifiques des violences infligées de manière prolongée au cours de l’enfance. 

L’une des séquelles possibles de ces maltraitances est la dissociation structurelle de la personnalité. Comme expliqué dans cet article, la dissociation péri-traumatique est une réaction biologique normale concomitante à l’événement traumatisant. Bien que tout soit censé rentrer dans l’ordre une fois le danger passé, il arrive fréquemment que ce mécanisme adaptatif se chronicise et devienne pathologique : c’est la dissociation post-traumatique. Elle se caractérise généralement par un sentiment d’étrangeté à soi-même (dépersonnalisation) et au monde (déréalisation). La dissociation structurelle de la personnalité correspond pour sa part à un morcellement profond de l’identité : autour d’un noyau identitaire d’apparence plus ou moins “normale”, apte à gérer le quotidien, différentes personnalités indépendantes les unes des autres peuvent se créer, chacune encaissant les expériences traumatisantes à sa manière. Voici ce qu’en dit la thérapeute et survivante Carolyn Spring : 

“La théorie de la dissociation structurelle parle de Personnalité(s) Apparemment Normale(s) (PAN) et de Personnalité(s) Émotionnelle(s) (PE). La PAN va faire son possible pour mettre le traumatisme sous le tapis, pour l’enfouir le plus profondément possible jusqu’à développer parfois une amnésie. Elle peut tout aussi bien utiliser le déni inconscient que l’évitement conscient. Cette facette de la personnalité va de l’avant et fait sa vie quotidienne. Cela peut être un peu robotique. Elle est souvent déconnectée des messages émis par le cerveau limbique, notamment des émotions, et des sensations du corps parce qu’elle essaie d’éviter tout ce qui rappelle le traumatisme. Ensuite, nous avons les parties émotionnelles de la personnalité qui sont bloquées dans le temps du traumatisme. Elles ne peuvent pas voir que le danger est passé parce qu’elles ne reçoivent pas les informations du cortex préfrontal et de la vie quotidienne. Elles sont bloquées dans la zone orange ou rouge, organisées autour de la gestion du danger. Ces parties peuvent proliférer car le fonctionnement intégratif du cortex préfrontal est très altéré. Cela aboutit donc à un trouble dissociatif avec de multiples parties de la personnalité fonctionnant indépendamment, sans être intégrées les unes aux autres.”

En fonction de la gravité et de la chronicité des violences subies, la dissociation structurelle de la personnalité peut être

  • primaire : une seule PAN et une seule PE
  • secondaire : une seule PAN et plusieurs PE.
  • tertiaire : plusieurs PAN et plusieurs PE.

État inflammatoire généralisé

L’exposition régulière à des violences au cours de l’enfance va amener le système nerveux consacré à la survie (correspondant aux zones orange et rouge de notre schéma des trois états du système nerveux autonome) à prendre le dessus, au détriment du système parasympathique ventral associé au calme et à la confiance (ladite zone verte). Ce dysfonctionnement va progressivement entraîner une inflammation généralisée de l’organisme, terreau propice au développement de nombreuses pathologies, dont nous avons dressé une liste non-exhaustive dans cet article. Résultat : le fait d’avoir subi au cours de l’enfance une combinaison de différentes formes de violences dont sexuelles réduit l’espérance de vie en moyenne de vingt ans.

Comprendre et combattre les violences

Nous remercions Muriel Salmona, pour ses recherches, sa pédagogie, et son association Mémoire Traumatique et Victimologie, dont la partie suivante est un condensé du site internet ; ainsi que toutes les chercheuses et thérapeutes féministes qui l’ont précédée dans ce combat qui est aussi le nôtre. 

Comme indiqué sur le site Mémoire Traumatique et Victimologie, les violences inter-humaines, telles que les violences intra-familiales (maltraitance psychologique, physique ou sexuelle, inceste, violences conjugales), surtout si elles sont répétées, sont les plus grandes pourvoyeuses de psychotraumatismes. Il est aujourd’hui reconnu que les viols sont, avec la torture, les violences qui ont les conséquences psychotraumatiques les plus graves. Plus de 80% des victimes de viol développent un état de stress post-traumatique chronique associé à des troubles dissociatifs

La méconnaissance des mécanismes psychotraumatiques par l’entourage et même par les professionnel·le·s de la justice joue contre les victimes, auxquelles on reproche paradoxalement l’incohérence de leur récit ou leurs conduites « à risque » alors que ces manifestations constituent en réalité une preuve de véracité (Muriel Salmona parle de « signes pathognomoniques« , c’est-à-dire caractéristiques, des violences sexuelles).

Les violences sexistes et sexuelles sont graves. Elles ont des conséquences dévastatrices sur la santé des femmes et des enfants (partie de la population la plus exposée aux violences) qui sont encore trop souvent négligées par notre système de santé. Au mieux, les symptômes sont pris en compte et éventuellement pris en charge, mais le lien avec les violences subies n’est pas explicitement établi – et le problème n’est donc pas traité à la racine.

Ces violences sont intentionnelles. Elles ont pour but de contraindre, d’exercer un rapport de force, un pouvoir, une emprise, une domination. Les agresseurs, dans l’écrasante majorité des hommes, s’autorisent à avoir ces comportements et sont responsables de leurs actes. Ils ne sont pas “maladroits” et n’ont pas “mal compris”. Ils suivent une stratégie bien précise, que le Collectif Féministe Contre le Viol nomme la stratégie de l’agresseur, et qui repose sur 5 piliers : isoler la victime ; la dévaloriser ; retourner la culpabilité ; terroriser la victime ; assurer son impunité.

Pour en apprendre plus sur cette stratégie, nous vous invitons à consulter ce dossier, issu de la revue Prostitution et Société, rédigée par le Mouvement du Nid.

Ces violences sont structurelles. Elles ne sont aussi répandues statistiquement (selon #NousToutes, 9 femmes sur 10 ont subi des pression sexuelles de la part d’un partenaire et plus de la moitié d’entre elles ont subi un viol par partenaire) que parce que nous vivons dans une culture du viol, qui banalise voire érotise les violences sexistes et sexuelles, garantit l’impunité de la quasi-totalité des agresseurs et reporte la culpabilité sur leurs victimes.

C’est pourquoi notre approche de la psychotraumatologie est sociologique et féministe : nous ne voulons pas nous contenter d’apporter des soins adéquats aux victimes, mais construire un monde où il n’y aura plus de victimes… car il n’y aura plus d’agresseurs.  

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Mécanismes du psychotraumatisme

Le modèle triunique du cerveau

​​Selon la modélisation développée par MacLean, nous pouvons distinguer trois grandes aires cérébrales :

  1. Le tronc cérébral (dit cerveau reptilien) avec juste au-dessus l’hypothalamus : rôle des opérations de « maintenance » de l’organisme (éveil/sommeil, alimentation, température corporelles, défenses immunitaires, etc.) ;
  2. Le cerveau limbique : siège des émotions, dans lequel se trouve notamment l’amygdale cérébrale. L’amygdale est le système d’alarme interne de l’organisme, chargé de la surveillance de toute menace éventuelle (Bessel Van der Kolk la surnomme le “détecteur de fumée du cerveau”) ;
  3. Le cortex préfrontal : dévolu aux opérations rationnelles et abstraites.

La sidération et la dissociation péri-traumatique

Détection d’une menace

Lorsqu’une menace potentielle surgit, le thalamus (sorte de point-relai du cerveau qui gère notamment la réception et transmission des informations sensorielles), envoie simultanément un message au cerveau limbique (que Joseph Ledoux nomme « voie basse ») et au cortex préfrontal (dite « voie haute »). En termes de rapidité, le cortex préfrontal est en quelque sorte une tortue et le cerveau limbique un guépard, qui réagit « au quart de tour ». Avant même qu’une décision ait pu être prise par le cerveau rationnel, l’amygdale cérébrale ordonne immédiatement aux glandes surrénales la production d’adrénaline et de cortisol, dites « hormones du stress« , pour préparer l’ensemble du corps à la fuite ou à la riposte. Notre rythme cardiaque s’accélère, le sang quitte les viscères pour être envoyé en priorité dans les jambes et dans les bras. Cet état correspond à la “zone orange” du schéma des trois états du système nerveux autonome et est désigné comme le mode flight or fight en anglais.

Si nous sommes en sécurité

Si ce que notre amygdale avait perçu comme une menace est finalement considéré par le cortex préfrontal comme inoffensif ou que le danger a pu être évité, l’organisme retourne rapidement à la normale (la « zone verte ») : le rythme cardiaque ralentit, les muscles se relâchent, les fonctions digestives peuvent reprendre, on peut à nouveau se concentrer sur autre chose que sur sa survie. C’est ce qui se passe lorsque l’on sursaute après avoir entendu une porte claquer ou que l’on a freiné à temps pour éviter une collision en voiture, par exemple.

Si nous sommes en danger

Dans le cas contraire, le cortex préfrontal analyse la situation afin de déterminer laquelle des deux stratégies de préservation que sont la fuite et la riposte donne le plus de chances de survie. Mais parfois, aucune des deux ne semble convenir à la situation, et il ne parvient pas à prendre de décision. La personne est alors pétrifiée face au danger, en incapacité d’organiser de façon rationnelle sa mise en sécurité, un peu comme un animal qui traverse la route et reste paralysé, à fixer les phares de la voiture qui fonce droit sur lui. Ce phénomène est appelé « sidération psychique ».

Pendant ce temps, l’amygdale cérébrale continue d’ordonner la production d’hormones du stress. Or, ces dernières sont toxiques à haute dose pour l’organisme, au point de pouvoir mettre en jeu la survie de la personne : un excès d’adrénaline peut provoquer un arrêt cardiaque, tandis que trop de cortisol peut empoisonner le cerveau. Autrement dit, dans des cas extrêmes, on peut vraiment mourir de peur. Afin de limiter la casse face à l’inévitable, le cerveau va alors passer au plan B : il va ordonner la sécrétion d’hormones dites kétamine-like (c’est-à-dire qui possèdent des effets apparentés à la kétamine, qui est une drogue dure), lesquelles provoquent un puissant effet de shoot faisant disjoncter le circuit responsable du stress, comme lors d’un survoltage de circuit électrique. Concrètement, cela a pour effet de couper la communication entre le néocortex et l’amygdale, empêchant cette dernière de continuer à ordonner la production d’hormones du stress, et entraînant une anesthésie physique et émotionnelle : la personne dans cet état est comme « shootée » sa perception de la réalité est distordue, elle a souvent l’impression d’être sortie de son corps et d’être spectatrice de la scène. C’est ce qu’on appelle la dissociation péri-traumatique.

En France, c’est à la psychiatre Muriel Salmona qu’on doit d’avoir mis en évidence que ce phénomène, déjà identifié depuis plusieurs décennies chez les soldats revenus de guerre, se retrouvait très fréquemment chez les victimes de violences sexuelles. Aussi paradoxal puisse-t-elle paraître, cette réaction de déconnexion et de paralysie relève bel et bien d’un mécanisme de survie, commandé par la partie la plus archaïque du cerveau, le tronc cérébral : c’est le mode de défense des reptiles. Cet état, dit de freezing en anglais, correspond à la “zone rouge” du schéma des trois états du système nerveux autonome.

Pourquoi la sidération est-elle aussi répandue chez les victimes de violences sexuelles ?

Aujourd’hui encore, les victimes de violences sexistes et sexuelles se voient encore trop souvent reprocher de ne pas s’être débattues lors de l’agression. Il y a pourtant de nombreuses raisons, à la fois sociologiques et neurologiques, qui peuvent expliquer qu’une personne agressée, à plus forte raison une femme, entre en état de sidération et ne puisse donc pas se défendre.

Pour commencer, la société apprend aux filles que les hommes sont incapables de contrôler leurs soi-disant pulsions sexuelles. Il leur est inculqué par ailleurs que se battre, c’est « un truc de mecs », à la fois pour des raisons morales (les filles sont supposées être plus pacifiques et matures que les garçons, donc résoudre les conflits par le dialogue altruiste au lieu de recourir à la violence) et physiques (elles seraient naturellement plus faibles). De ce fait, les filles intériorisent très tôt qu’il n’y a rien à faire face à un homme ou même un garçon qui a décidé de leur faire du mal, a fortiori de les agresser sexuellement. Cette socialisation à l’impuissance prédispose les filles et les femmes à entrer en sidération face à un agresseur, que celui-ci soit armé ou non.

Par ailleurs, dans l’écrasante majorité des cas, l’agresseur est une personne connue de la victime et en laquelle elle avait confiance[1]. Or, subir une agression de la part d’un proche, notamment lorsqu’il s’agit d’une personne supposée jouer un rôle protecteur, comme un parent, est à proprement parler sidérant : lorsque le danger provient d’une personne censée garantir notre sécurité, le cortex préfrontal ne dispose d’aucun script de réaction de survie approprié et se retrouve donc en incapacité de prendre une décision. Il ne reste alors plus que la sidération et la dissociation pour amortir la douleur, tant physique que psychique, d’une telle violence.

Le stress post-traumatique

La dissociation péri-traumatique a non seulement un rôle et des effets sur le moment de l’agression, mais également a posteriori. D’une part, la personne ayant été pétrifiée par la sidération puis la dissociation, l’énergie de fuite ou de combat n’aura pas pu être « déchargée ». L’organisme va donc se retrouver en quelque sorte figé dans cette panique, au lieu de retourner à l’état nerveux de sécurité et de calme. De plus, du fait de la déconnexion entre le cerveau limbique et le néocortex, le souvenir de l’agression va lui aussi être piégé dans des structures du cerveau ne lui permettant pas d’être assimilé comme mémoire autobiographique normale. Il va donc s’encoder comme des fragments sensoriels épars, incohérents et associés à une terreur littéralement indicible, ne pouvant être intégrés à l’histoire de la personne comme un récit cohérent : c’est la mémoire traumatique. Faute de prise en charge adaptée, la dissociation péri-traumatique a de fortes probabilités de se muer en dissociation post-traumatique : ce qui était initialement un mécanisme de survie passager devient alors chronique et délétère.

Suite à un événement traumatique, même unique, le cerveau va avoir tendance à revoir l’ordre de ses priorités : si le monde est un endroit aussi hostile, mieux vaut rester sur ses gardes en permanence – le reste devient secondaire. Les aires cérébrales dévolues à la survie, en particulier l’amygdale cérébrale, vont alors devenir hyper-réactives et avoir tendance à s’affoler beaucoup plus rapidement qu’auparavant. Cette hyperactivation du cerveau limbique a pour effet d’entraver voire de court-circuiter les fonctions cognitives supérieures et d’altérer le fonctionnement du système nerveux autonome. Le cerveau et l’organisme communiquant dans les deux sens, un cercle vicieux va alors s’installer insidieusement : l’amygdale s’emballe régulièrement, le néocortex est de moins en moins capable de filtrer les informations de manière adéquate et tout l’organisme bascule en mode “fuite ou combat”, état physiologique qui va envoyer au cerveau le message qu’il y a bien un danger… et ainsi de suite.

Mémoire traumatique

La mémoire traumatique peut donner lieu à une amnésie totale ou partielle de l’agression, parfois pendant des années (c’est très souvent le cas pour les enfante·s victimes d’inceste), ou, à l’inverse, par une sorte d’hypermnésie traumatique, caractérisée par des reviviscences au cours desquelles la victime revit dans tout son corps la terreur de l’agression dès qu’un stimulus est associé au traumatisme. Des stimuli d’apparence anodine pour autrui, tels qu’un timbre de voix, une odeur, ou même certains mots, peuvent agir comme des « déclencheurs » (dit triggers en anglais) qui viennent affoler l’amygdale cérébrale, lui donnant l’impression que le danger est à nouveau présent. Contrairement à un souvenir autobiographique classique, on ne se remémore pas un souvenir traumatique : on le revit, à l’identique. La détresse est d’autant plus grande que le cerveau reçoit bien un message d’alerte mais qu’il ne parvient pas à identifier la source du danger dans le présent et donc encore moins la réaction appropriée pour y faire face. Cela peut déclencher des réactions agressives ou de fuite paraissant disproportionnées, ou encore une sorte d’absence liée à la dissociation, autant de conduites trop souvent mal comprises et donc mal gérées par les proches et même par les professionnel·les de la santé.

Conduites de contrôle

Afin d’éviter à tout prix de trébucher sur une « mine traumatique » et de basculer dans la zone orange de détresse, les victimes peuvent développer des conduites de contrôle. Parmi les conduites de contrôle post-traumatiques, on peut citer les conduites d’évitement, qui peuvent aboutir à une forme de repli sur soi, ou le surinvestissement dans les études ou le travail. Tandis que le repli sur soi constitue à la longue un terreau propice aux états dépressifs, les mécanismes de fuite en avant peuvent pour leur part déboucher sur un burn-out.

Conduites dissociantes

Mais d’autres mécanismes d’adaptation au traumatisme, généralement moins bien compris tant par l’entourage que par les institutions, peuvent également se mettre en place : les conduites dissociantes. Bien que de prime abord paradoxales, les conduites dissociantes constituent, au même titre que les conduites d’évitement, une tentative d’échapper au véritable champ de mines que peut devenir le quotidien lorsque l’on souffre de stress post-traumatique. Mais ici, au lieu de fuir le danger, la personne va au contraire s’y engouffrer, l’adoption de conduites à risques (par exemple : sports extrêmes, pratiques autoagressives telles que la scarification ou les coups retournés contre soi-même, conduites addictives, etc.) lui permettant de relancer tout le processus amenant le cerveau à disjoncter. Cela lui permet en quelque sorte d’échapper pour un temps à une réalité devenue trop hostile en s’anesthésiant. On a alors affaire à de la dissociation post-traumatique. Le mécanisme peut schématiquement être comparé à une forme d’addiction, sauf qu’il s’agit ici d’une molécule endogène, en l’occurrence les hormones kétamine-like mentionnées ci-dessus et l’endorphine qui est relâchée après un pic de stress. Comme pour n’importe quelle addiction, faute de soins, un effet d’accoutumance est susceptible de se développer avec le temps, contraignant la personne à se mettre de plus en plus en danger pour obtenir sa “dose”, alimentant ce faisant le cercle vicieux de la retraumatisation. Ne parvenant plus à trouver de soulagement, même transitoire, les risques suicidaires sont élevés (50% des personnes qui ont subi des violences sexuelles dans l’enfance ont fait au moins une tentative de suicide). Plus on se rapproche du traumatisme initial, plus le mécanisme dissociatif sera efficace. Une sexualité à risque et violente a donc de fortes chances d’être le résultat d’un stress post-traumatique.

Lorsque les violences ont été commises par un proche sur le temps long, en particulier au cours de l’enfance, le risque est grand de développer un stress post-traumatique complexe, dont les symptômes donnent souvent lieu à des diagnostics psychiatriques erronés et, par conséquent, à une prise en charge inadaptée.

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[1] Selon le rapport d’information sur le viol en France élaboré par Sophie Auconie et Marie-Pierre Rixain en 2018, 91 % des victimes de viol connaissaient leur agresseur et 45 % des violeurs étaient leur conjoint ou ex-conjoint. Dans le cas des mineur·es, l’agresseur est un proche dans 94% des cas et un membre de la famille dans 52% des cas, taux qui atteint même les 70% pour les victimes de moins de 6 ans (rapport IVSEA 2015 de l’association Mémoire traumatique et victimologie, p. 98).

Définition et symptomatologie du psychotraumatisme

Tout en aspirant à apporter sa contribution aux avancées de la recherche sur le psychotraumatisme, l’équipe du Centre Bertha Pappenheim souhaite simplifier et rendre accessible les ressources déjà existantes. Cela nous permettra à toutes, thérapeutes comme patientes, d’aller plus vite et plus loin. Aussi, cet article est un condensé de celui disponible sur le site Mémoire Traumatique et Victimologie, écrit par la Doctoresse Muriel Salmona, pionnière dans la compréhension du psychotraumatisme. 

Définition

La définition clinique du stress post-traumatique a soulevé et soulève encore aujourd’hui de nombreux enjeux, dont la dimension politique n’est pas à négliger. A cet égard, on cite souvent le cas des soldats étatsuniens qui se sont heurtés à de sérieuses résistances à leur retour de la guerre du Vietnam concernant la reconnaissance de l’origine traumatique de leurs troubles, résistances liées à l’enjeu d’indemnisation par l’Etat. Les victimes de violences sexistes et sexuelles sont aujourd’hui encore confrontées à des freins du même ordre, à bien plus grande échelle. Bien que nous employions la terminologie officielle de “trouble” ou d’“état” de stress post-traumatique, nous considérons avec Peter Levine le terme de “blessure de stress post-traumatique” comme plus pertinent, en ce qu’il met davantage l’accent sur l’origine du problème et est plus porteur d’espoir sur le plan thérapeutique. Nous faisons le choix de ne présenter ici que les définitions qui résonnent le plus avec notre approche holistique et thérapeutique du psychotraumatisme.

Muriel Salmona définit le psychotraumatisme comme l’ensemble des troubles psychiques immédiats, post-immédiats puis chroniques se développant chez une personne après un événement traumatique ayant menacé son intégrité physique et/ou psychique. D’autres approches, telles que celles de Peter Levine ou Bessel Van der Kolk, mettent davantage l’accent sur l’impact physiologique d’un tel événement : face à l’impossibilité de fuir ou de se défendre, l’organisme va rentrer en état de figement (appelé “immobilité tonique” ou “thanatose” chez les animaux et “sidération” chez les humain· ·es) et, si cette énergie de fuite ou combat ne peut pas être évacuée, elle va entraîner des dysfonctionnements neurologiques et physiologiques à long-terme. 

En l’absence de prise en charge, ces troubles peuvent s’installer durant des mois, des années voire toute une vie. Ils entraînent une grande souffrance, indissociablement morale et physique, liée à des réminiscences (mémoire traumatique) avec la mise en place de conduites de contrôle, de conduites dissociantes et d’hyperactivité neurovégétative (ou, plus concrètement, un état de stress chronique délétère pour la santé).

On distingue les traumatismes issus de causes non-intentionnelles (accident de voiture, catastrophe climatique, deuil, maladie…) de ceux issus de causes intentionnelles (violences d’état, institutionnelles, extra ou intra-familiales), ces derniers entraînant généralement des conséquences plus lourdes sur tous les plans.

Développement des psychotraumatismes

Les psychotraumatismes surviennent quand la situation stressante ne va pas pouvoir être intégrée par les structures cérébrales chargées de digérer les évènements vécus et de les incorporer à notre mémoire autobiographique. Les mécanismes propres au psychotraumatisme sont expliqués ici.

Les évènements qui sont susceptibles d’être à l’origine de psychotraumatismes sont ceux qui vont menacer l’intégrité physique (confrontation à sa propre mort ou à la mort d’autrui) ou l’intégrité psychique (situations terrorisantes par leur anormalité, leur caractère dégradant, inhumain, humiliant, injuste, incompréhensible). L’horreur de la situation et l’impuissance à laquelle elle réduit la personne qui y est confrontée vont être à l’origine d’un état de stress dépassé, représentant un risque vital. 

Les violences intentionnelles (dont font partie les violences sexuelles), l’impuissance, la soudaineté, l’imprévisibilité, le caractère inexplicable, monstrueux, particulièrement injuste du traumatisme représentent un risque élevé de développement de psychotraumatismes.

Différents types de psychotraumatismes

Classifications

Les deux systèmes classificatoires du traumatisme les plus reconnus par la communauté scientifique sont les suivants :

Classification de Terr (complétée par Solomon & Heide) : 

  • Traumatisme de type I : événement traumatique unique présentant un commencement net et une fin précise. Induit par un agent stressant aigu, non abusif (catastrophe naturelle, accident, etc.).
  • Traumatisme de type II :  événement répété, présent constamment ou ayant menacé de se reproduire à tout instant durant une longue période. Induit par un agent stressant chronique ou abusif (violence intrafamiliale, violence sexuelle, violence politique, faits de guerre, etc.).
  • Traumatisme de type III : événements multiples, envahissants et violents inscrits dans un long laps de temps. Induits par un agent stressant chronique (camps de prisonniers de guerre et de concentration, torture, exploitation sexuelle forcée, violence sexuelle intra-familiale, etc.).

Classification de Herman : 

  • Traumatisme simple : similaire au traumatisme de type I. 
  • Traumatisme complexe : survient dans une structure sociale qui permet la violence et l’exploitation d’un groupe subordonné (camps de concentration et de prisonniers de guerre, maisons closes, violence familiale constante, violences sexuelles durant l’enfance). Dans toutes ces situations, la victime est en état de captivité, elle ne peut fuir et se trouve sous le contrôle et la domination d’un agresseur. Le trauma complexe a comme caractéristique de survenir dans un moment clef du développement et porter atteinte à l’intégrité du soi. A rapprocher des traumatismes de type III.

TSPT et traumatisme complexe

Lorsque les symptômes sont invalidants et installés dans la durée (à partir de 1 mois après l’événement), le psychotraumatisme constitue alors un Trouble de Stress Post-Traumatique (TSPT) ou État de Stress Post-Traumatique (ESPT), traductions de l’anglais Post-Traumatic Stress Disorder (PTSD) répertorié dans la nomenclature du DSM-5 (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, cinquième édition, 2015). En France, une fois ce diagnostic posé par un médecin, la victime peut prétendre à des aides de la Maison Départementale pour les Personnes Handicapées

Les conséquences du traumatisme complexe dépassent celles du TPST simple dans trois domaines : les symptômes sont plus complexes, diffus et tenaces ; il donne lieu à des altérations  au niveau de la personnalité ; et, enfin, il se caractérise par une tendance à la mise en danger.

Principaux symptômes

Origines

Lors de l’événement traumatisant, notre corps a mis en place des défenses, des techniques nous permettant de survivre. Mais avoir survécu ne signifie pas que nous nous en soyons sorti·es indemnes. Parfois, même, la meilleure manière de survivre est… de ne rien faire. C’est lorsque nous n’avons pas pu agir pour échapper au danger qu’un stress post-traumatique a le plus de risques de se développer. Les symptômes qui s’expriment alors sont à comprendre comme l’expression combinée de la violence subie et de la stratégie de protection avortée.

Symptômes dits psychologiques

Ces symptômes sont majoritairement des troubles de l’humeur (dépression), des troubles anxieux, des troubles de la personnalité (dits border-line), des troubles du comportement auto-agressifs (automutilation, état suicidaire, des troubles addictifs, des troubles des conduites (conduites à risque, fugues, conduites violentes, hypersexualisation), des troubles du comportement alimentaire (anorexie, boulimie), des troubles du sommeil et des troubles cognitifs (déficits attentionnels et de la vigilance).

Symptômes dits physiques

Associés à ces troubles d’expression psychologique peuvent se retrouver une fatigue et des douleurs chroniques (migraines, douleurs musculo-squelettiques, neurogènes…), des troubles gastro-intestinaux (nausées, troubles du transit, syndrome du côlon irritable…), génito-urinaires (cystites à répétition, arrêt ou irrégularité des règles, endométriose…), cardio-vasculaires (hypertension artérielle, palpitations…), respiratoires (asthme, bronchite chronique, dyspnée), neurologiques (épilepsie, maladies neuro-évolutives), endocriniens (troubles de la thyroïde, diabète, troubles de l’immunité), oto-rhino-laryngologiques (acouphènes, otites et angines à répétition…), dermatologiques et allergiques

Ce vaste éventail de symptômes physiques s’explique par le développement d’un syndrome inflammatoire suite à l’événement traumatisant et au stress chronique qui en résulte. Cette inflammation généralisée est causée par l’hyperactivation du système sympathique, au détriment du système parasympathique.

Une urgence de santé publique

Au total, les troubles psychotraumatiques ont de graves conséquences tant sur le plan émotionnel que cognitif et physique. S’ils ne sont pas identifiés au plus tôt et pris en charge de façon adéquate, ils peuvent se chroniciser en impactant durement la vie des victimes traumatisées sur tous les plans : à titre indicatif, il a été démontré que les personnes ayant subi durant leur enfance une combinaison de différentes formes de violences dont sexuelles voyaient leur espérance de vie réduite de vingt ans en moyenne.

C’est pourquoi nous militons activement pour la mise en place de politiques volontaristes en matière de prise en charge des victimes et de lutte contre les violences sexistes et sexuelles, principales pourvoyeuses de psychotraumatismes.

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Les états du système nerveux autonome

L’importance du nerf vague

Système nerveux autonome

Notre corps aspire à l’équilibre et à la stabilité. Ainsi, lorsque l’on fait un effort physique et que notre rythme cardiaque et notre tension artérielle augmentent, nous aurons ensuite besoin d’un moment de récupération, durant lequel ces constantes diminuent, jusqu’à revenir à la normale. Ce phénomène d’autorégulation de l’organisme se nomme homéostasie.

Cette capacité est soutenue par notre système nerveux autonome, soit l’ensemble de nerfs parcourant tout notre corps, chargés de transporter les informations du système nerveux central (cerveau, cervelet, tronc cérébral, moelle épinière) aux organes, aux muscles et à la peau, et inversement.

Le nerf le plus long de tout ce système est le nerf vague (ou nerf pneumogastrique, ou encore nerf X), qui innerve notamment une partie de notre gorge (voile du palais, pharynx, larynx, épiglotte), le cœur,  les poumons et les viscères (pancréas, thyroïde, système digestif, reins) ou encore les glandes endocriniennes et les organes immunitaires (ou lymphoïdes). Il gère donc de très nombreuses fonctions vitales et son bon fonctionnement est indispensable au maintien d’un état de santé optimal.

Sympathique ou parasympathique

Lorsque nous sommes en pleine action (dans une course effrénée pour attraper son train, par exemple) le nerf vague active toutes les fonctions nécessaires à cette activité (hausse de la pression artérielle, afflux sanguin vers le cerveau et les muscles…) et désactive les autres (la digestion et la réparation de l’organisme sont mises en pause…). C’est le système nerveux sympathique.  

A l’inverse, lorsque nous sommes au repos (bien assise dans son wagon et somnolente pendant le trajet), le nerf vague active toutes les fonctions nécessaires (temps de digestion, de filtration des liquides par le rein…) et désactive les autres (baisse de l’afflux sanguin vers les muscles, baisse de la pression artérielle…). C’est le système nerveux parasympathique ventral

Enfin, lorsque nous faisons face à un danger qu’il nous est impossible de fuir ou de combattre (flight or fight en anglais), le nerf vague active notre dernière voie de secours, le figement ou la dissociation (freeze en anglais). Dans cet état, la plus ancienne branche de notre système nerveux autonome est activée : c’est le système nerveux parasympathique dorsal.

Le passage d’un état à l‘autre

La thérapeute Carolyn Spring utilise la métaphore des feux tricolores pour décrire les trois états de notre système nerveux. 

Lorsqu’une personne se sent en sécurité dans son environnement matériel et social, son système nerveux autonome est dans la zone verte.

La zone verte correspond au parasympathique ventral. C’est le mode de sécurité et d’engagement social. L’aire frontale du cerveau est activée. 

  • La personne est bien entourée, a confiance en la vie et en les autres. 
  • Elle est détendue, énergique, avec un rythme cardiaque plutôt lent et régulier. La pression sanguine et la digestion sont optimales. Les muscles sont relâchés. 
  • L’expression faciale est flexible, adaptée aux interactions. 
  • La personne arrive à inhiber les bruits de fond pour se concentrer sur la fréquence des voix des personnes qui l’entourent.
  • Sa propre voix suit une musique (prosodie) et un volume sonore approprié· es à la communication verbale de ses pensées, ressentis et émotions.

Si un événement dangereux ou déclenchant un souvenir traumatique survient, la personne bascule dans la zone orange afin de se défendre ou de fuir.

La zone orange correspond au sympathique. C’est le mode de survie par l’action (fuite ou combat). L’aire frontale du cerveau, dédiée aux opérations conscientes et rationnelles, est désactivée. 

  • La personne est agitée, a un sursaut d’énergie. Le rythme cardiaque et la pression sanguine augmentent et le sang se dirige en priorité dans les jambes et les bras. Les muscles sont tendus, prêts à agir. 
  • La digestion est interrompue et la salivation réduite. Si cet état se chronicise, il peut se traduire par une perte d’appétit.
  • L’expression faciale est rigide, peu flexible. Les joues rougissent. 
  • La personne ne parvient plus à inhiber les bruits de fond, qui deviennent envahissants, car son système nerveux, en état d’hypervigilance, se branche sur les fréquences plus basses et plus élevées que la voix humaine, afin de pouvoir détecter la présence d’un signal de danger. 
  • La voix est monotone, stridente, au volume trop élevé. 

Si l’organisme ne parvient pas à fuir ou combattre l’évènement présent, ou à réduire sa détresse face à un souvenir traumatique, il va  basculer dans la  zone rouge pour ne plus rien ressentir. 

La zone rouge correspond au parasympathique dorsal. C’est l’état de figement ou de dissociation. L’aire frontale du cerveau est désactivée. 

  • La personne ne peut plus entrer en communication. Son énergie est très faible, elle se sent épuisée, et, à la longue, aura tendance à souffrir de fatigue chronique. Le rythme cardiaque et la pression sanguine ralentissent, pouvant entraîner des malaises.  
  • La personne n’a plus maîtrise de sa vessie et de ses intestins (incontinence urinaire et fécale).  
  • Le visage est inexpressif et pâle. 
  • La personne ne réagit plus aux bruits environnants, en particulier aux tentatives d’entrer en communication avec elle. 
  • La voix est monotone, au volume très bas. 

Les zones du système nerveux et leurs caractéristiques principales sont représentées sur ce schéma. 

Et pour les personnes traumatisées ?

Conduites dissociantes

En cas de psychotraumatisme, de nombreux évènements de la vie quotidienne peuvent déclencher la mémoire traumatique. De ce fait, la personne bascule très souvent en zone orange, état de détresse accablant. A la longue, le système nerveux autonome perd de plus en plus en flexibilité, et la personne peut même rester bloquée dans ce mode de survie. La zone orange est particulièrement insupportable pour les personnes traumatisées, puisque tout leur corps les pousse à agir, à combattre ou à fuir, mais qu’aucun danger n’est présent dans le moment présent. 

Lorsque que rien ne parvient à apaiser cette détresse, il est alors possible de rechercher l’entrée en zone rouge. L’état de dissociation paraît préférable à celui de détresse, puisque la personne, anesthésiée par les hormones kétamine-like de la dissociation, ne ressent plus rien. Basculer en zone rouge se fait alors via des conduites de mise en danger, parmi lesquelles nous pouvons inclure les conduites auto-agressives. Ces conduites dissociantes sont un moyen efficace de soulager la douleur sur le court-terme. 

Cercle vicieux

Néanmoins, sur le plus long terme, l’utilisation de conduites dissociantes pour sortir de la zone orange en basculant en zone rouge engendre un cercle vicieux

Nous pouvons en détailler les différentes étapes, en prenant en exemple les conduites auto-agressives : 

  1. Montée de la détresse : un souvenir traumatique déclenche l’amygdale cérébrale, indiquant que nous sommes en danger. Le fait que la source du stress soit interne n’y change rien. Le système d’alarme est enclenché et l’on bascule dans la zone orange. 
  2. Recherche d’apaisement : tout notre organisme se mobilise pour trouver une solution, peu importe que le soulagement soit interne ou externe.  
  3. Échec de l’apaisement : peut-être n’avons jamais pu apprendre à le faire, peut-être avons-nous appris à considérer les autres êtres humains comme des dangers (traumatisme développemental), peut-être notre entourage ne parvient-il effectivement pas à nous apporter un soutien adéquat… toujours est-il que nous ne parvenons pas à nous apaiser. 
  4. Augmentation de la détresse : l’aire frontale se déconnecte de plus en plus, et nous avons de moins en moins accès à nos stratégies d’adaptation (coping) habituelles, comme par exemple appeler des ami·e·s. La détresse augmente jusqu’à devenir intolérable. 
  5. Auto-agression : les dommages physiques confirment à notre système nerveux qu’il y avait bien un danger. L’attaque et les lésions qui peuvent s’ensuivre viennent apporter une information cohérente au cerveau. Le danger devient enfin palpable. 
  6. Enregistrement de la menace et augmentation de la détresse : La menace physique est enregistrée. Comme elle vient de nous-même, on ne peut pas y échapper, et notre système nerveux comprend que le seul moyen de survivre est de faire la morte. C’est comme si on était poursuivie par un ours et que tout mouvement risquait de nous mettre encore plus en danger. Notre aire frontale pourrait nous dire qu’il n’y a pas d’ours, mais elle est déconnectée. Le système nerveux bascule en zone rouge. 
  7. Dissociation : suite à la décharge d’hormones kétamine-like, des endorphines sont relâchées, venant anesthésier la douleur. Ainsi, on peut continuer à faire la morte même en recevant un coup de dents. C’est un état de conscience altérée, comme si toute cette souffrance était celle de quelqu’un d’autre (dépersonnalisation) ou était irréelle (déréalisation). Notre système nerveux apprend que, finalement, se faire du mal n’est pas si extrême et fonctionne très bien pour nous apaiser. 
  8. Enregistrement de l’évènement comme dangereux : malgré tout, notre organisme enregistre la douleur physique et constate les lésions résultantes, et apprend que le monde est décidément très dangereux. 
  9. Augmentation de la ligne de base de la détresse : notre système nerveux devient plus susceptible encore de passer dans le mode orange, puisque le monde est encore plus dangereux qu’avant. Le cercle vicieux est enclenché. 

La thérapeute Carolyn Spring précise que les réponses sociétales, bien trop courantes, consistant à  inverser la culpabilité des violences (faire porter la faute à la victime et non à l’agresseur) participent à alimenter le cercle vicieux. Pour aller plus loin sur cette question nous vous conseillons le livre Why women are blamed for everything ? de la Doctoresse en Psychologie Jessica Taylor. 

Chez certaines personnes traumatisées, nous pouvons observer une tendance inverse : l’automutilation comme solution pour passer de la zone rouge à la zone orange, dans le but “d’enfin ressentir quelque chose”. Dans tous les cas, plus notre système nerveux passe de temps en dehors de la zone verte, plus les zones orange et/ou rouge sont enregistrées comme mode de fonctionnement par défaut. 

L’état suicidaire, un état neurologique spécifique : la zone bleue

Appliquons la métaphore des feux tricolores au cas spécifique de l’état suicidaire.  

Lorsque la personne est en zone verte, le risque de suicide est nul. Il est impossible de se suicider en état de calme et de confiance en soi, en les autres et en la vie.

L’état nerveux de la zone orange est en revanche à risque, surtout lorsqu’il s’agit d’un état qui s’est chronicisé. Dans cette zone, la personne peut passer à l’acte de manière très impulsive, réagissant à l’urgence de faire cesser la souffrance. La probabilité d’en réchapper est alors relativement élevée, et il est fréquent que les survivant·es de ce type de tentatives de suicides aient du mal à expliquer la radicalité de leur geste au réveil.

Les personnes qui restent bloquées à long-terme dans la zone rouge présentent pour leur part un risque élevé de finir par basculer dans une zone spécifique, la zone suicidaire, que Carolyn Spring a appelée zone bleue (en référence à la lumière des ambulances). Cet état cérébral unique combine l’anesthésie émotionnelle et physique liée à la déconnexion du cerveau limbique et du cortex préfrontal, qui caractérise la zone rouge, avec une activation de la partie spécifique du cortex préfrontal dédiée à la réalisation des objectifs. De l’extérieur, tout semble alors très calme. La personne a l’air d’aller mieux, d’être moins dépressive, et donc moins à risque de se suicider. Pourtant, dans cet état, la personne est en pilote automatique, à la fois déconnecté de ses émotions et de celles des autres, avec toutes ses pensées tournées que vers son ultime objectif : se tuer. Le suicide est alors souvent fatal, puisque planifié. 

Cercle vertueux

Le meilleur moyen d’aider une personne avec un psychotraumatisme est de lui fournir d’autres stratégies d’apaisement, telles que celles que nous avons listées ici. Au lieu de diminuer la détresse en passant de la zone orange à la zone rouge, elle peut apprendre à passer de la zone orange à la zone verte. Cette aide créera un cercle vertueux de réduction des symptômes et de meilleure maîtrise de soi-même. 

Nous pouvons en détailler les différentes étapes : 

  1. Montée de la détresse
  2. Recherche d’apaisement
  3. Accès à l’apaisement : grâce à la trousse de secours élaborée pour réduire la détresse, et grâce à la communication avec une personne capable de rester en zone verte, par exemple une thérapeute, il est possible de trouver un certain soulagement. 
  4. Diminution de la détresse : la personne retourne en zone verte. 
  5. Enregistrement de l’événement comme tolérable
  6. Augmentation de la ligne de base de la détresse : notre système nerveux devient moins susceptible de basculer en zone orange. 
  7. Motivation renforcée à chercher l’apaisement : puisque l’on a réussi une fois à se calmer sans se faire du mal, pourquoi ne pas réessayer ?

Dana, D. (2018). The polyvagal theory in therapy : Engaging the rhythm of regulation (First edition). W.W. Norton & Company.

Habib, N. (2019). Activate your vagus nerve : Unleash your body’s natural ability to overcome gut sensitivities, inflammation, autoimmunity, brain fog, anxiety and depression. Ulysses Press.

Michel, K. E., & Jobes, D. A. (2011). Neurobiology and patient-oriented models of suicide. Building a therapeutic alliance with the suicidal patient. American Psychological Association.

Rosenberg, S. (2017). Accessing the healing power of the vagus nerve : Self-help exercises for anxiety, depression, trauma, and autism. North Atlantic Books.

Spring, C. (nd.). Dealing with distress – Working with suicide and self harm. Online courses.

Reisch, T., Seifritz, E., Esposito, F., Wiest, R., Valach, L., & Michel, K. (2010). An fMRI study on mental pain and suicidal behavior. Journal of affective disorders, 126(1-2), 321-325.

Rudd, M. D. (2000). The suicidal mode: a cognitive‐behavioral model of suicidality. Suicide and Life‐Threatening Behavior, 30(1), 18-33.

Une trousse de secours contre la détresse

Le principe

Lorsque l’on souffre de stress post-traumatique, le moindre bruit, mouvement, odeur ou situation que la partie de notre cerveau chargée de notre survie associe à l’événement traumatisant peut nous faire basculer dans un état de stress extrême. C’est tout le problème de la mémoire traumatique : tandis qu’on se remémore un souvenir classique, un souvenir traumatique, lui, est revécu, à l’identique. Les frontières entre passé et présent sont brouillées. Notre amygdale cérébrale tire la sonnette d’alarme du corps et enclenche le mode survie :  alors qu’il n’y a présentement aucun danger, cette structure de notre cerveau nous pousse à l’action ou à la fuite, car pour elle, il y a réellement urgence à agir pour se protéger.  Cet état correspond à la zone orange du schéma des trois états du système nerveux autonome

A ce moment précis, la partie de notre cerveau qui est responsable de la réflexion et de la prise de décision, le lobe pré-frontal, est comme déconnectée. Seules les régions les plus primaires, dédiées à la survie et aux émotions, sont activées (sous-cortical, système limbique, lobes occipital et temporal internes).

La détresse est intolérable, tout notre corps nous hurle d’agir alors que la déconnexion de notre lobe frontal nous en empêche. Une crise d’angoisse est alors susceptible de se déclencher. Si l’hyperventilation en est la manifestation la plus connue, elle peut s’exprimer de multiples autres manières, comme par des hurlements et/ou des mouvements brusques incontrôlables, souvent associés à une envie irrépressible de se faire du mal. Lorsque notre organisme se retrouve plongé dans cet état trop régulièrement, le stress finit par se chroniciser, entraînant dans son sillage de nombreux effets délétères, tant sur le plan physique que psychique. Les états dépressifs et suicidaires en font partie. On peut ainsi distinguer deux manifestations de l’état physiologique correspondant à la zone orange :  la panique, qui correspond à une crise intense mais de durée limitée, et le désespoir, qui est elle aussi une forme de détresse aiguë mais qui s’installe sur le long-terme.  

Pour réduire cette souffrance, de court comme de long-terme, il est possible de chercher volontairement à basculer en état de dissociation, ce qui correspond à la zone rouge des trois états du système nerveux autonome, afin de ne plus rien ressentir (via des conduites auto-agressives telles que se frapper soi-même, se scarifier ou prendre une douche brûlante, via l’ingestion de substances psychoactives, ou tout autre forme de conduite à risques). Bien que ces méthodes de fortune puissent donner l’illusion d’apporter un soulagement sur le moment, elles participent à un cercle vicieux qui, à moyen et long terme, ne fera qu’aggraver les symptômes. 

Plutôt que de se dissocier pour sortir de cette zone orange de la fuite ou du combat, il est possible de reconnecter son lobe pré-frontal et de réactiver son nerf vagal ventral, ce qui permet de retrouver un état physiologique apaisé qui correspond à la zone verte. Pour cela, nous proposons de vous constituer, seul·e ou avec une thérapeute, une trousse de secours, facilement accessible en cas d’urgence. Cet outil, qui nous provient de la thérapeute, autrice, et survivante Carolyn Spring, permet de contourner l’obstacle de la déconnexion entre cerveau émotionnel et cerveau rationnel qui caractérise le stress aigu, en rendant accessible des dispositifs “clé en main” pour y faire face. 

Que mettre dans sa trousse ?

Ces conseils peuvent être écrits sur des petits papiers et rassemblés avec des objets utiles dans une boîte qui deviendra alors, matériellement, la trousse à sortir lorsque l’angoisse monte. Certains conseils peuvent vous parler plus que d’autres ou se révéler plus efficaces une fois testés : faites vous confiance et n’hésitez pas à les adapter à vos besoins. 

Prêter attention

Afin d’apprivoiser la détresse, il est important d’apprendre à l’identifier. Notez sur un carnet ce que vous ressentez, prêtez attention à vos émotions, aux crispations de vos muscles ou viscères et autres sensations corporelles. Essayez de déterminer ce qui a déclenché ce basculement de détente à angoisse et notez-le également. Le simple fait d’observer consciemment ce qui se passe en vous, notamment lorsque vous éprouvez un certain inconfort, mobilise votre cortex préfrontal médian, siège de la conscience de soi. Vous apprendrez ainsi à mieux connaître votre fonctionnement et, à force d’entraînement dans des situations inconfortables ou à la suite d’une crise, vous deviendrez de plus en plus capables d’anticiper et même de désamorcer ces dernières.

Stratégies relationnelles

Reconnection du cortex orbitofrontal (région responsable de l’attachement et de l’interaction sociale).

  • Garder dans sa trousse de secours une liste de personnes ressources pouvant être contactées lorsque l’on se sent basculer dans la zone orange. 
  • Avoir des notes sur quoi dire quand on a besoin d’aide, des emails pré-rédigés, même de manière minimaliste (« J’ai besoin d’aide »), afin de faciliter l’entrée en contact. 

La présence physique d’une personne ressource capable de rester calme face à la détresse d’autrui peut aider à utiliser les outils détaillés ci-dessous. Faute de présence physique, un appel caméra peut également être d’une grande aide, plus qu’un échange de messages.

Stratégies introspectives

Reconnection du cortex préfrontal médian (région responsable de la conscience de soi). 

  • Restaurer la sensation d’unité corps-esprit : solliciter les 5 sens (vue, audition, kinesthésie, ouïe, goût) avec des questions comme “Nomme le plus petit objet bleu que tu vois.”, “Peux-tu identifier trois choses que tu entends ?”, “As tu un goût dans ta bouche ?”, “As tu la vessie pleine ?” ; se prendre mutuellement dans les bras avec une autre personne pour bouger ensemble (comme pour danser un slow) ; malaxer, taper ou jouer avec un objet mou ; sentir des huiles essentielles aux vertus apaisantes (lavande, petit grain bigarade, marjolaine à coquille, camomille romaine…) ; pratiquer un exercice de respiration de type cohérence cardiaque ; marcher, sauter sur place, s’étirer ; vocaliser voire chanter ; caresser un animal ; passer les mains sous l’eau froide ou chaude ; toucher une texture que l’on aime ; écouter une chanson que l’on aime ; mordre dans un aliment acide ; ou encore pratiquer les techniques du câlin papillon ou exercices de réduction des tensions (TRE), après explication par une thérapeute.
  • Réflexions méta-cognitives : prévoir des phrases pré-remplies aidant à prendre du recul sur ses pensées et émotions, par exemple “Je suis en train de ressentir…”, “La pensée que j’ai actuellement est…”.

Stratégies cognitives

Reconnection du cortex préfrontal dorsolatéral (région responsable de l’organisation entre passé, présent et futur, de la planification, de l’inhibition des actes impulsifs, ayant un rôle dans la mémoire et le langage).  

En cas de panique :

  • Faire des exercices de calcul mental ou épeler des mots à voix haute. 

En cas de désespoir : 

  • Garder dans sa trousse de secours une liste de buts et de choses prévues pour le futur, que ce soit pour le lendemain, pour la semaine ou pour l’année prochaine. 
  • Prévoir également une liste décrivant étape par étape les actions les plus simples (comme sortir du lit et prendre une douche). 
  • Rassembler quelques photos ou autres éléments souvenirs, venant témoigner d’instants joyeux et d’instants difficiles où l’on a réussi à s’en sortir. 
  • Solliciter le langage, soit en se fixant un objectif d’écriture (“Je dois écrire 3 pages sur ce carnet avant d’essayer une autre stratégie.”) soit en entrant en dialogue avec une personne ressource contactée. 

L’utilisation régulière de cette trousse de secours est un moyen de désapprendre la crise d’angoisse et les conduites auto-agressives comme réponse par défaut lorsque la détresse monte. Ici, nous pouvons apprendre à notre corps une stratégie d’apaisement ayant des conséquences bénéfiques, nous entraînant ainsi dans un cercle vertueux.

Dana, D. (2018) The polyvagal theory in therapy: engaging the rhythm of regulation. First edition. New York: W.W. Norton & Company.

Levine, P. (2014) Guérir par-delà les mots – Comment le corps dissipe le traumatisme et restaure le bien-être. Malakoff : InterEditions.

Rosenberg, S. (2017). Accessing the healing power of the vagus nerve : Self-help exercises for anxiety, depression, trauma, and autism. North Atlantic Books.

Salmona, M. (2013). Le livre noir des violences sexuelles. Malakoff : Dunod.

Spring, C. (nd.). Dealing with distress, working with suicide and self harm. Online courses.

Van der Kolk, B. (2018). Le corps n’oublie rien. Paris : Albin Michel.