Mécanismes du psychotraumatisme

Le modèle triunique du cerveau

​​Selon la modélisation développée par MacLean, nous pouvons distinguer trois grandes aires cérébrales :

  1. Le tronc cérébral (dit cerveau reptilien) avec juste au-dessus l’hypothalamus : rôle des opérations de « maintenance » de l’organisme (éveil/sommeil, alimentation, température corporelles, défenses immunitaires, etc.) ;
  2. Le cerveau limbique : siège des émotions, dans lequel se trouve notamment l’amygdale cérébrale. L’amygdale est le système d’alarme interne de l’organisme, chargé de la surveillance de toute menace éventuelle (Bessel Van der Kolk la surnomme le “détecteur de fumée du cerveau”) ;
  3. Le cortex préfrontal : dévolu aux opérations rationnelles et abstraites.

La sidération et la dissociation péri-traumatique

Détection d’une menace

Lorsqu’une menace potentielle surgit, le thalamus (sorte de point-relai du cerveau qui gère notamment la réception et transmission des informations sensorielles), envoie simultanément un message au cerveau limbique (que Joseph Ledoux nomme « voie basse ») et au cortex préfrontal (dite « voie haute »). En termes de rapidité, le cortex préfrontal est en quelque sorte une tortue et le cerveau limbique un guépard, qui réagit « au quart de tour ». Avant même qu’une décision ait pu être prise par le cerveau rationnel, l’amygdale cérébrale ordonne immédiatement aux glandes surrénales la production d’adrénaline et de cortisol, dites « hormones du stress« , pour préparer l’ensemble du corps à la fuite ou à la riposte. Notre rythme cardiaque s’accélère, le sang quitte les viscères pour être envoyé en priorité dans les jambes et dans les bras. Cet état correspond à la “zone orange” du schéma des trois états du système nerveux autonome et est désigné comme le mode flight or fight en anglais.

Si nous sommes en sécurité

Si ce que notre amygdale avait perçu comme une menace est finalement considéré par le cortex préfrontal comme inoffensif ou que le danger a pu être évité, l’organisme retourne rapidement à la normale (la « zone verte ») : le rythme cardiaque ralentit, les muscles se relâchent, les fonctions digestives peuvent reprendre, on peut à nouveau se concentrer sur autre chose que sur sa survie. C’est ce qui se passe lorsque l’on sursaute après avoir entendu une porte claquer ou que l’on a freiné à temps pour éviter une collision en voiture, par exemple.

Si nous sommes en danger

Dans le cas contraire, le cortex préfrontal analyse la situation afin de déterminer laquelle des deux stratégies de préservation que sont la fuite et la riposte donne le plus de chances de survie. Mais parfois, aucune des deux ne semble convenir à la situation, et il ne parvient pas à prendre de décision. La personne est alors pétrifiée face au danger, en incapacité d’organiser de façon rationnelle sa mise en sécurité, un peu comme un animal qui traverse la route et reste paralysé, à fixer les phares de la voiture qui fonce droit sur lui. Ce phénomène est appelé « sidération psychique ».

Pendant ce temps, l’amygdale cérébrale continue d’ordonner la production d’hormones du stress. Or, ces dernières sont toxiques à haute dose pour l’organisme, au point de pouvoir mettre en jeu la survie de la personne : un excès d’adrénaline peut provoquer un arrêt cardiaque, tandis que trop de cortisol peut empoisonner le cerveau. Autrement dit, dans des cas extrêmes, on peut vraiment mourir de peur. Afin de limiter la casse face à l’inévitable, le cerveau va alors passer au plan B : il va ordonner la sécrétion d’hormones dites kétamine-like (c’est-à-dire qui possèdent des effets apparentés à la kétamine, qui est une drogue dure), lesquelles provoquent un puissant effet de shoot faisant disjoncter le circuit responsable du stress, comme lors d’un survoltage de circuit électrique. Concrètement, cela a pour effet de couper la communication entre le néocortex et l’amygdale, empêchant cette dernière de continuer à ordonner la production d’hormones du stress, et entraînant une anesthésie physique et émotionnelle : la personne dans cet état est comme « shootée » sa perception de la réalité est distordue, elle a souvent l’impression d’être sortie de son corps et d’être spectatrice de la scène. C’est ce qu’on appelle la dissociation péri-traumatique.

En France, c’est à la psychiatre Muriel Salmona qu’on doit d’avoir mis en évidence que ce phénomène, déjà identifié depuis plusieurs décennies chez les soldats revenus de guerre, se retrouvait très fréquemment chez les victimes de violences sexuelles. Aussi paradoxal puisse-t-elle paraître, cette réaction de déconnexion et de paralysie relève bel et bien d’un mécanisme de survie, commandé par la partie la plus archaïque du cerveau, le tronc cérébral : c’est le mode de défense des reptiles. Cet état, dit de freezing en anglais, correspond à la “zone rouge” du schéma des trois états du système nerveux autonome.

Pourquoi la sidération est-elle aussi répandue chez les victimes de violences sexuelles ?

Aujourd’hui encore, les victimes de violences sexistes et sexuelles se voient encore trop souvent reprocher de ne pas s’être débattues lors de l’agression. Il y a pourtant de nombreuses raisons, à la fois sociologiques et neurologiques, qui peuvent expliquer qu’une personne agressée, à plus forte raison une femme, entre en état de sidération et ne puisse donc pas se défendre.

Pour commencer, la société apprend aux filles que les hommes sont incapables de contrôler leurs soi-disant pulsions sexuelles. Il leur est inculqué par ailleurs que se battre, c’est « un truc de mecs », à la fois pour des raisons morales (les filles sont supposées être plus pacifiques et matures que les garçons, donc résoudre les conflits par le dialogue altruiste au lieu de recourir à la violence) et physiques (elles seraient naturellement plus faibles). De ce fait, les filles intériorisent très tôt qu’il n’y a rien à faire face à un homme ou même un garçon qui a décidé de leur faire du mal, a fortiori de les agresser sexuellement. Cette socialisation à l’impuissance prédispose les filles et les femmes à entrer en sidération face à un agresseur, que celui-ci soit armé ou non.

Par ailleurs, dans l’écrasante majorité des cas, l’agresseur est une personne connue de la victime et en laquelle elle avait confiance[1]. Or, subir une agression de la part d’un proche, notamment lorsqu’il s’agit d’une personne supposée jouer un rôle protecteur, comme un parent, est à proprement parler sidérant : lorsque le danger provient d’une personne censée garantir notre sécurité, le cortex préfrontal ne dispose d’aucun script de réaction de survie approprié et se retrouve donc en incapacité de prendre une décision. Il ne reste alors plus que la sidération et la dissociation pour amortir la douleur, tant physique que psychique, d’une telle violence.

Le stress post-traumatique

La dissociation péri-traumatique a non seulement un rôle et des effets sur le moment de l’agression, mais également a posteriori. D’une part, la personne ayant été pétrifiée par la sidération puis la dissociation, l’énergie de fuite ou de combat n’aura pas pu être « déchargée ». L’organisme va donc se retrouver en quelque sorte figé dans cette panique, au lieu de retourner à l’état nerveux de sécurité et de calme. De plus, du fait de la déconnexion entre le cerveau limbique et le néocortex, le souvenir de l’agression va lui aussi être piégé dans des structures du cerveau ne lui permettant pas d’être assimilé comme mémoire autobiographique normale. Il va donc s’encoder comme des fragments sensoriels épars, incohérents et associés à une terreur littéralement indicible, ne pouvant être intégrés à l’histoire de la personne comme un récit cohérent : c’est la mémoire traumatique. Faute de prise en charge adaptée, la dissociation péri-traumatique a de fortes probabilités de se muer en dissociation post-traumatique : ce qui était initialement un mécanisme de survie passager devient alors chronique et délétère.

Suite à un événement traumatique, même unique, le cerveau va avoir tendance à revoir l’ordre de ses priorités : si le monde est un endroit aussi hostile, mieux vaut rester sur ses gardes en permanence – le reste devient secondaire. Les aires cérébrales dévolues à la survie, en particulier l’amygdale cérébrale, vont alors devenir hyper-réactives et avoir tendance à s’affoler beaucoup plus rapidement qu’auparavant. Cette hyperactivation du cerveau limbique a pour effet d’entraver voire de court-circuiter les fonctions cognitives supérieures et d’altérer le fonctionnement du système nerveux autonome. Le cerveau et l’organisme communiquant dans les deux sens, un cercle vicieux va alors s’installer insidieusement : l’amygdale s’emballe régulièrement, le néocortex est de moins en moins capable de filtrer les informations de manière adéquate et tout l’organisme bascule en mode “fuite ou combat”, état physiologique qui va envoyer au cerveau le message qu’il y a bien un danger… et ainsi de suite.

Mémoire traumatique

La mémoire traumatique peut donner lieu à une amnésie totale ou partielle de l’agression, parfois pendant des années (c’est très souvent le cas pour les enfante·s victimes d’inceste), ou, à l’inverse, par une sorte d’hypermnésie traumatique, caractérisée par des reviviscences au cours desquelles la victime revit dans tout son corps la terreur de l’agression dès qu’un stimulus est associé au traumatisme. Des stimuli d’apparence anodine pour autrui, tels qu’un timbre de voix, une odeur, ou même certains mots, peuvent agir comme des « déclencheurs » (dit triggers en anglais) qui viennent affoler l’amygdale cérébrale, lui donnant l’impression que le danger est à nouveau présent. Contrairement à un souvenir autobiographique classique, on ne se remémore pas un souvenir traumatique : on le revit, à l’identique. La détresse est d’autant plus grande que le cerveau reçoit bien un message d’alerte mais qu’il ne parvient pas à identifier la source du danger dans le présent et donc encore moins la réaction appropriée pour y faire face. Cela peut déclencher des réactions agressives ou de fuite paraissant disproportionnées, ou encore une sorte d’absence liée à la dissociation, autant de conduites trop souvent mal comprises et donc mal gérées par les proches et même par les professionnel·les de la santé.

Conduites de contrôle

Afin d’éviter à tout prix de trébucher sur une « mine traumatique » et de basculer dans la zone orange de détresse, les victimes peuvent développer des conduites de contrôle. Parmi les conduites de contrôle post-traumatiques, on peut citer les conduites d’évitement, qui peuvent aboutir à une forme de repli sur soi, ou le surinvestissement dans les études ou le travail. Tandis que le repli sur soi constitue à la longue un terreau propice aux états dépressifs, les mécanismes de fuite en avant peuvent pour leur part déboucher sur un burn-out.

Conduites dissociantes

Mais d’autres mécanismes d’adaptation au traumatisme, généralement moins bien compris tant par l’entourage que par les institutions, peuvent également se mettre en place : les conduites dissociantes. Bien que de prime abord paradoxales, les conduites dissociantes constituent, au même titre que les conduites d’évitement, une tentative d’échapper au véritable champ de mines que peut devenir le quotidien lorsque l’on souffre de stress post-traumatique. Mais ici, au lieu de fuir le danger, la personne va au contraire s’y engouffrer, l’adoption de conduites à risques (par exemple : sports extrêmes, pratiques autoagressives telles que la scarification ou les coups retournés contre soi-même, conduites addictives, etc.) lui permettant de relancer tout le processus amenant le cerveau à disjoncter. Cela lui permet en quelque sorte d’échapper pour un temps à une réalité devenue trop hostile en s’anesthésiant. On a alors affaire à de la dissociation post-traumatique. Le mécanisme peut schématiquement être comparé à une forme d’addiction, sauf qu’il s’agit ici d’une molécule endogène, en l’occurrence les hormones kétamine-like mentionnées ci-dessus et l’endorphine qui est relâchée après un pic de stress. Comme pour n’importe quelle addiction, faute de soins, un effet d’accoutumance est susceptible de se développer avec le temps, contraignant la personne à se mettre de plus en plus en danger pour obtenir sa “dose”, alimentant ce faisant le cercle vicieux de la retraumatisation. Ne parvenant plus à trouver de soulagement, même transitoire, les risques suicidaires sont élevés (50% des personnes qui ont subi des violences sexuelles dans l’enfance ont fait au moins une tentative de suicide). Plus on se rapproche du traumatisme initial, plus le mécanisme dissociatif sera efficace. Une sexualité à risque et violente a donc de fortes chances d’être le résultat d’un stress post-traumatique.

Lorsque les violences ont été commises par un proche sur le temps long, en particulier au cours de l’enfance, le risque est grand de développer un stress post-traumatique complexe, dont les symptômes donnent souvent lieu à des diagnostics psychiatriques erronés et, par conséquent, à une prise en charge inadaptée.

 Freyd, J. (1996). Betrayal Trauma: The Logic of Forgetting Childhood Abuse. Cambridge, Harvard University Press.

Herman, J. (1992). Trauma and recovery: the aftermath of violence : From domestic abuse to political terror. New York : BasicBooks.

Maclean, P. (1990). The Triune Brain in Evolution: Role in Paleocerebral Functions. New York : Springer.

 Salmona, M. (2018). Le livre noir des violences sexuelles. Paris : Dunod.

Levine, P. (2014). Guérir par-delà les mots – Comment le corps dissipe le traumatisme et restaure le bien-être. Malakoff : InterEditions. 

Schmidt, N., B., et al. (2008). Exploring human freeze responses to a threat stressor. Journal of behavior therapy and experimental psychiatry, 39(3).

Van der Kolk, B. (2018). Le Corps n’oublie rien : Le cerveau, l’esprit et le corps dans la guérison du traumatisme. Paris : Albin Michel.


[1] Selon le rapport d’information sur le viol en France élaboré par Sophie Auconie et Marie-Pierre Rixain en 2018, 91 % des victimes de viol connaissaient leur agresseur et 45 % des violeurs étaient leur conjoint ou ex-conjoint. Dans le cas des mineur·es, l’agresseur est un proche dans 94% des cas et un membre de la famille dans 52% des cas, taux qui atteint même les 70% pour les victimes de moins de 6 ans (rapport IVSEA 2015 de l’association Mémoire traumatique et victimologie, p. 98).