Quand le silence est d’ores… et déjà de la violence

La violence masculine est instrumentale et politique

Comme expliqué dans cet article, les violences masculines, notamment conjugales, n’ont rien d’accidentel ou d’irrationnel. Que ce soit sur le plan interpersonnel ou sociétal, qu’il s’agisse de violence physique, sexuelle, économique ou psychologique, ces violences masculines sont intentionnelles, instrumentales et politiques. Selon Lundy Bancroft, spécialiste des conjoints violents, si les exigences et les stratégies de contrôle peuvent varier en fonction des individus et du contexte socioculturel, la racine du problème reste fondamentalement la même : une vision du monde selon laquelle les femmes, a fortiori “la leur”, sont là pour les servir. La violence des hommes a pour finalité d’amener les femmes à se plier à leur volonté, à l’échelle individuelle et collective – l’une et l’autre se renforçant mutuellement. Contrairement à ce qu’ils veulent faire croire à leur partenaire après coup, lorsqu’un homme a recours à la violence dans une dispute, il ne “perd pas le contrôle”, bien au contraire : il l’exerce.

Nous souscrivons à l’analyse de Bancroft selon laquelle ces hommes conçoivent leurs relations de couple comme autant de guerres[1]. Chaque dispute constitue par conséquent à leurs yeux une bataille : “Si vous considérez une dispute avec votre partenaire comme une bataille, pourquoi ne pas utiliser toutes les armes que votre esprit est capable de concevoir ? L’état d’esprit sous-jacent rend ces comportements presque inévitables.”, affirme Lundy Bancroft[2]. Si ces hommes demandent pardon, ce n’est pas parce qu’ils sont sincèrement désolés, mais parce que leurs stratégies pour nier, minimiser ou inverser la responsabilité des faits ont échoué les unes après les autres et qu’ils sont à court de munitions – et l’adversaire ne perd rien pour attendre.

En finir avec le mythe de la “vraie violence”

Parce que la domination masculine intime est encore essentiellement lue sous un prisme psychologisant qui nie son caractère délibéré et politique, les formes de maltraitance les moins explicites passent généralement sous le radar des analyses de la violence. Lorsqu’elles font l’objet d’une théorisation, les formes de domination d’apparence plus passive et inoffensive sont généralement réduites à un simple problème de communication  et/ou à une difficulté des hommes à lutter contre les automatismes acquis à travers leur socialisation de genre. Tandis que la première explication renvoie implicitement aux femmes la responsabilité de mieux s’exprimer afin de résoudre ledit problème de communication, la seconde revient en quelque sorte à présenter les hommes comme des victimes du système de domination qui a été érigé par et pour eux, d’une part, et de leur violence, d’autre part. La négligence dont la majorité des hommes fait preuve dans le cadre conjugal, tant en matière de soin émotionnel que de travail ménager, est trop souvent l’objet de ce type d’analyses dépolitisantes.

En revanche, lorsqu’il est question de violences parentales contre les enfants, il est désormais plus communément admis que la négligence relève d’une forme de maltraitance. Il en va de même dans le cadre du couple hétérosexuel (et, plus largement, de toutes les relations où un lien affectif relie une femme à un homme) : la domination peut tout aussi bien s’exprimer par les hurlements, les coups ou les humiliations verbales que par des formes de violence plus feutrées et insidieuses. Les moyens varient, la finalité demeure : tirer le meilleur parti de la relation sans avoir à donner en retour plus qu’ils ne sont disposés à concéder. Toutes les stratégies passives de refus de partage égalitaire des tâches ménagères relèvent au fond de la même logique que les coups et les insultes : s’il y a une femme pour faire le sale boulot à leur place, alors ils s’arrangeront pour qu’elles le fassent. Ceux qui y parviendront sans avoir eu à lever le poing ou même la voix auront de surcroît le bénéfice de se voir et d’être vus comme des “mecs biens”. 

Pourtant, donner sans compter à une personne que l’on aime et qui, tout en prétendant également nous aimer, ne nous donne quant à elle qu’au compte-gouttes, est à la fois objectivement une injustice et subjectivement une source de grande souffrance. Devoir mendier des lessives et des messages de soutien à la personne qui est supposée être leur principal allié de vie mine l’estime de soi et érode la santé, psychique comme physique, des femmes. C’est une forme de violence, à la fois systémique et interpersonnelle.

Tout comme le mythe du “vrai viol”[3] le battage médiatique autour de la “vraie violence” conjugale participe de l’escamotage de toutes les autres formes de violences, pourtant les plus répandues, en les disqualifiant comme relevant bel et bien de la violence. Tout aussi infondé et nuisible que celui du “vrai viol”, le mythe de la “vraie violence” doit être combattu avec la même ferveur.

Le roi du silence

Attiser la colère de la femme au tison du silence…

Ainsi que l’ont notamment démontré Luis Bonino et Péter Szil[4], la torture psychologique par le silence fait partie de cet arsenal de contrôle et de représailles patriarcales qui n’est que très rarement analysé comme tel. Les hommes déploient le plus souvent cette stratégie suite à un reproche qui leur a été adressé par leur compagne, ou, parfois en amont, lorsqu’ils savent pertinemment qu’ils ont été pris en défaut et qu’ils sentent le reproche venir. Au lieu d’assumer la responsabilité de leurs actes, de demander pardon et de s’employer à ne plus jamais reproduire le comportement qui a fait souffrir la femme en question, ils la laissent alors mariner dans le silence pendant plusieurs jours.

Cette opération va à coup sûr déclencher peu ou prou l’enchaînement de réactions suivant : la femme ne comprend pas pourquoi la discussion s’est soudainement interrompue de manière unilatérale et sans la moindre explication, elle va ruminer la situation nuit et jour, regarder frénétiquement son téléphone toutes les deux heures – si ce n’est plus – en quête d’un indice qui pourrait l’aider à élucider l’énigme de ce si mystérieux silence, chaque fois avec l’espoir d’y trouver enfin la notification du message tant attendu, elle va serrer les dents pour ne pas relancer trop vite – ce qui la ferait à coup sûr passer pour impatiente/ faible/ hystérique/ obsédée – en se disant qu’il va bien finir par “se rendre compte”  et revenir de lui-même… en vain. Et, à force de ne pas voir arriver le message salutaire, comprenant confusément qu’il n’arrivera pas de lui-même, elle finit par “craquer” et sortir de ses gonds.

…pour ensuite l’accuser d’avoir le sang chaud !

Et ça, c’est du pain béni pour notre gredin : il va alors pouvoir détourner l’attention du problème initial, dont il est responsable, en se retranchant derrière l’excuse du légitime “besoin de temps”. Il avait juste besoin de prendre un peu de recul avant de revenir vers elle, et la voilà qui l’agresse alors qu’il essayait de faire les choses correctement. Et non, ce n’était pas 48h de silence radio, mais 47h52, il faut toujours qu’elle exagère. Il fait de son mieux, vraiment, mais chaque fois qu’il tente un truc pour arranger les choses, ça a l’effet inverse, ça les empire et ça, elle ne se rend pas compte à quel point ça le paralyse ! Et puis, si on va par-là, quoi qu’il fasse, ce n’est jamais assez bien à ses yeux, et peut-être qu’au fond, c’est ça, le problème : qu’elle est trop exigeante, éternellement insatisfaite, et/ou qu’elle ne l’aime pas tel qu’il est, même quand il fait de son mieux – autrement dit, qu’elle ne l’aime pas vraiment ! Et puis, elle a beau jeu de lui donner des leçons de “CNV”[5], elle qui laisse ses émotions se répandre sauvagement en lettres caps locks et point d’exclamations ou en beuglement inintelligibles ! 

Bref, il l’a prise en flagrant délit de colère. Et ça, les femmes savent que c’est une transgression du même ordre de gravité que celle dont Prométhée s’est rendu coupable : la colère, c’est réservé aux hommes. On ne s’en empare pas impunément[6].

Et le tour est joué : la conversation a déraillé sur le “pétage de plomb disproportionné” de la femme qui, elle, va se sentir coupable. Plonger brusquement une femme qui leur a exprimé de juste doléances dans un épais brouillard de silence est un choix – et un choix rationnel. Cette décision rompt les règles les plus élémentaires de la communication et témoigne d’un immense mépris pour la personne qui la subit : elle est si insignifiante que, même quand elle dit qu’il lui a fait du mal, elle ne mérite même pas une réponse, encore moins des excuses, un peu comme un lampadaire qu’on aurait percuté par inadvertance. L’explosion de colère logique et légitime qui en résulte n’aura plus qu’à être requalifiée comme disproportionnée pour créer une illusion de “1 partout, la balle au centre”, ce qui aura pour effet d’atténuer considérablement les reproches que la femme s’autorisera à faire à propos du “faux pas” à l’origine de cette sale histoire – quand elle n’y renoncera pas carrément, pétrie de honte d’avoir effectivement “perdu les pédales”. Dans le meilleur des cas, chacun.e présentera ses excuses à l’autre comme si les torts étaient équitablement partagés. Allez, drapeau blanc, faisons la paix, et repartons du bon pied… Jusqu’au prochain “faux pas” de monsieur, prélude à une nouvelle “danse avec l’ours”[7], danse macabre au cours de laquelle la femme se fera à nouveau immanquablement – et implacablement – marcher sur les pieds.

Silence, on tourne en rond !

Ce type de silence n’est pas le fruit d’une difficulté de l’homme à communiquer, mais, au contraire, un choix de non-communication destiné à mettre la femme en difficulté… et en déroute. Dans ce contexte, le silence est une arme, une arme qui blesse les femmes et qui permet aux hommes de sortir vainqueurs de ce qu’ils ont décidé de voir et de mener comme une bataille.

Et plus le cycle se répètera, plus les colères de la femme tendront à être intenses, hors de contrôle, et l’homme n’aura plus qu’à requalifier ce qui n’est qu’un effet de sa violence à lui comme étant l’expression de sa violence à elle. Il pourra même finir par prétendre qu’il s’inquiète pour elle et lui suggérer, plus ou moins subtilement, d’aller se faire soigner – c’est pour son bien qu’il dit ça. Ou alors, constatant qu’exprimer ses doléances ne sert au mieux à rien, au pire, ne fait qu’aggraver la situation, elle finira par y renoncer – “capituler”, comme disent beaucoup de femmes en couple avec un homme. Jusqu’à ce qu’être obligée de se convaincre continuellement que “ce n’est pas si grave, ça ne mérite pas une engueulade” ne lui pèse trop et que, de guerre lasse, elle se résolve à battre en retraite. C’est d’ailleurs parfois précisément l’effet recherché par l’homme : se débarrasser d’une femme trop exigeante à leur goût sans avoir à assumer les responsabilités d’une rupture ni passer pour “le méchant”, surtout s’il s’agit d’une période éprouvante pour la femme et où il serait mal vu par l’entourage de choisir ce moment pour la quitter.

Dans tous les cas, il aura gagné : il n’aura pas eu à assumer les conséquences de ses actes (ou de ses non-actes) ni à renoncer à des comportements confortables et avantageux pour lui, aussi douloureux soient-ils pour elle. Et si elle quitte le navire, il n’aura qu’à faire escale au prochain port pour en embarquer une autre et recommencer de plus belle avec elle.

Éviter l’écueil de la symétrisation

Nous tenons à préciser que cette analyse porte spécifiquement sur le silence entêté que des hommes opposent à une femme avec laquelle ils entretiennent un lien affectif, amoureux ou non, et n’a donc pas vocation à être généralisée à toutes les formes de difficultés à communiquer. Nous récusons en particulier toute transposition “copiée-collée” de cette grille d’analyse sur le silence des femmes en situation de conflit, laquelle repose sur des mécanismes non seulement différents, mais même précisément antagonistes lorsqu’il s’agit d’un litige avec un homme. Tandis que le silence des hommes est une arme, celui des femmes est bien souvent une blessure à vif. Il n’y a pas lieu de les symétriser.

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[1] Bancroft, L. (2003). Why Does He Do That?: Inside the Minds of Angry and Controlling Men. New York, Berkley Books, p. 348 (version epub).

[2] Ibid, p. 283 (version epub).

[3] Renard, N. (2018). En finir avec la culture du viol. Paris, Les Petits Matins.

[4]  Bonino, L. & Szil P. (2006). Everyday Male Chauvinism – Intimate Partner Violence Which Is Not Called Violence. Habeas Corpus Working Group, Stop Male Violence Project, Budapest.

[5] Communication Non Violente.

[6] Voir par exemple : Malatesta-Magai C., Jonas R., Shepard B., Culver L. C. (1992). Type A behavior pattern and emotion expression in younger and older adults. Psychology and Aging, 7(4) : 551-561 ; Cox D.L., Stabb S. D., Hulgus J. F. (2000). Anger and Depression in Girls and Boys: A Study of Gender Differences. Psychology of Women Quarterly. 24(1) : 110-112 ; Potegal M. & Archer J. (2004). Sex differences in childhood anger and aggression. Child and Adolescent Psychiatric Clinics of North America. 13(3) : 513-528 ; Barrett, L. F., & Bliss-Moreau, E. (2009). She’s emotional. He’s having a bad day: Attributional explanations for emotion stereotypes. Emotion, 9(5), 649–658 ; Salerno J. M. & Peter-Hagene L. C (2015). One angry woman: Anger expression increases influence for men, but decreases influence for women, during group deliberation.  Law and Human Behavior,39(6) : 581-92 ; Salerno, J. M., Phalen, H. J., Reyes, R. N., & Schweitzer, N. J. (2018). Closing with emotion: The differential impact of male versus female attorneys expressing anger in court. Law and Human Behavior, 42(4), 385–401 ; Chemaly, S. L. (2018). Rage becomes her : The power of women’s anger. Simon & Schuster.

[7] Dufresne, M. (2002). La danse avec l’ours : Entretien avec le psychologue québécois Rudolf Rausch. Nouvelles Questions Feministes, 21(3) : 28-46, en ligne.

Un homme peut-il être un conjoint violent malgré lui ?

À l’heure où des avocats trouvent aisément à faire éditer leurs plaidoyers larmoyants en faveur de conjoints féminicidaires et où d’autres, parvenus à se hisser au sommet de la chaîne judiciaire, prétendent nous faire croire que des casques de réalité virtuelle peuvent transformer des conjoints agresseurs en des partenaires de vie empathiques, il nous a semblé nécessaire de faire un point sur la question des violences conjugales, grandes pourvoyeuses de psychotraumatismes.

La violence conjugale est structurelle

Rappelons tout d’abord avec Lucile Peytavin que, en France comme ailleurs, l’intégralité des formes de violences sont essentiellement commises par des hommes[1]. Cette distribution statistique n’a rien d’accidentel : la violence est à la fois le produit et le principal outil de reproduction de la domination masculine en tant que système social

En effet, des (pré)historien· nes ont démontré que les violences de masse sont apparues de manière simultanée avec l’instauration d’une domination systématique des hommes sur les femmes et les enfants, système social qu’on appelle patriarcat[2]. Des anthropologues ont également mis en évidence que les sociétés où les hommes exercent le moins de pouvoir sur les femmes se caractérisent par les taux d’agressions interpersonnelles les plus bas et ce, quel que soit le type de violence ou la catégorie de population considérée (femmes, enfants ou hommes)[3]. C’est pourquoi nous considérons illusoire de vouloir analyser les violences conjugales isolément de ce contexte de domination masculine structurelle.

Quant au caractère instrumental de la violence masculine, il existe un certain consensus lorsque l’on parle de violences de guerre ou de sociétés que nous, populations occidentales, voyons comme éloignées de la nôtre, mais ce consensus s’évanouit lorsqu’il est question de violences « bien de chez nous », en particulier les violences conjugales et intrafamiliales.

En finir avec la surparticularisation de la violence physique

Une mise en lumière qui en laisse beaucoup dans l’ombre

Bien que la question des violences masculines conjugales[4] fasse l’objet d’un intérêt médiatique plus conséquent depuis #MeToo, il s’agit d’une médiatisation en trompe-l’œil, qui réduit le plus souvent la violence à sa seule dimension physique. Ce traitement médiatique alimente l’idée qu’il s’agit d’un problème certes fâcheux, mais somme toute marginal, causé par une frange d’individus un peu malades et, ce faisant, inaptes à contrôler leur violence, voire contrôlés par elle.

Les séquelles de la violence psychologique

Les spécialistes de la domination masculine dans le couple exhortent pourtant à se garder d’une vision trop singularisante des violences physiques : les coups à proprement parler constituent l’aboutissement possible de tout un continuum de violences psychologiques, souvent assorties de violences sexuelles et/ou économiques, instaurant progressivement et insidieusement un climat d’emprise. De manière significative, les enquêtes menées sur les féminicides conjugaux ne permettent pas toujours d’en conclure à des antécédents de violences physiques. Au Québec, aux États-Unis et en France, ce pourcentage a été estimé à environ un tiers – ce qui signifie que deux tiers des hommes qui assassinent leur compagne ou ex-compagne n’avaient vraisemblablement jamais levé la main sur elle auparavant[5]. Les agressions physiques constituent donc une composante possible mais non nécessaire à la caractérisation de la violence conjugales, et son absence ne doit en aucun cas être appréhendée comme un indicateur de moindre dangerosité pour la femme victime. Lundy Bancroft signale par ailleurs que le degré de violence psychologique est le meilleur facteur de prédiction du passage à l’agression physique[6]. Il souligne également que la violence sexuelle constitue la forme de violence conjugale la plus répandue, la plus transversale à tous les profils de conjoints agresseurs ; or, il s’agit là d’une violence indissociablement physique et psychologique.

Cet expert étatsunien intervenant auprès de conjoints violents depuis plus de trente ans englobe sous l’étiquette “conjoint violent” (abusive partner) tout homme qui “[fait] chroniquement sentir [sa] partenaire maltraitée ou dévalorisée[7]. Il insiste également sur le caractère injustifié du traitement particularisant réservé à la violence physique :

“Les cicatrices de la cruauté mentale peuvent être aussi profondes et durables que les séquelles de coups de poings ou de gifles mais ne sont généralement pas aussi visibles. En réalité, même parmi les femmes qui ont subi des violences physiques de la part d’un conjoint, la moitié voire plus reporte que c’est la violence émotionnelle de l’homme qui leur a causé le plus de dommages.”

Ses conclusions concernant les dommages causés par les différentes formes de violence conjugale convergent avec celles d’études ayant mis en évidence que les séquelles traumatiques de la torture psychologique étaient équivalentes à celles laissées par la torture physique[8].

Aux racines de la violence

Bancroft poursuit ainsi :

“Les différences entre l’homme verbalement violent et l’agresseur physique ne sont pas aussi grandes que beaucoup de gens le croient. Le comportement de l’un comme de l’autre se nourrit des mêmes racines et est mû par le même mode de pensée.”[9]

Il rejoint en cela les analyses posées par les féministes depuis plusieurs décennies, à savoir que les différentes formes que revêt la violence masculine conjugale n’ont pas seulement les mêmes effets en termes de séquelles, mais également les mêmes causes : elles puisent leurs racines dans l’intime conviction de ces hommes que les femmes – à plus forte raison la leur – sont là pour les servir (les anglophones parlent d’entitlement). La totalité du spectre de cette violence, depuis la contrainte la plus explicite jusqu’à la manipulation la plus insidieuse, vise une même finalité : asseoir le contrôle qui leur permet d’imposer leur volonté d’être servis et obéis. Que les contours des “prestations” qu’ils estiment leur être dues et des stratégies qu’ils déploient pour arriver à leurs fins varient d’un individu à un autre ne fait que masquer leur point commun fondamental : le rapport utilitariste qu’ils entretiennent à leur partenaire, et sa conséquence logique, leur usage instrumental de la violence. Rudolf Rausch, également spécialiste de la question, affirme ainsi :

“Ce qui explique pourquoi il y a autant de violence conjugale c’est que, d’une part, au niveau de la construction sociale, depuis bien longtemps et jusqu’à très récemment, les hommes pouvaient essentiellement se servir de la violence pour arriver à leurs fins impunément et ils étaient même encouragés à utiliser ce moyen-là. Et d’autre part, au niveau individuel, il est sûr que cette violence-là est très rentable : à chaque fois qu’on y a recours, habituellement on a gain de cause, on arrive à nos fins, ce qui fait qu’il y a un renforcement presque immédiat à son utilisation. Plus il y a d’individus qui l’utilisent, plus la construction sociale de la violence se maintient et plus cette construction se maintient, plus il y a d’individus qui se croient autorisés à y recourir. […] Cela permet de rapatrier un peu plus la responsabilité des hommes : la violence n’est plus un geste réactionnel, mais instrumental, axé sur l’obtention d’un but. […] c’est un geste qu’on peut identifier et nommer, de même que l’intention derrière le geste, mais en plus on constate que, en général, cela a fonctionné et que l’homme a effectivement eu gain de cause.”[10]

Pour Marie-France Hirigoyen, experte de l’emprise conjugale, le recours à la force physique est dès lors à comprendre comme pleinement rationnel : 

“On ne peut pas parler de violence physique sans parler de violence psychologique car il existe un continuum entre les deux. Quand un homme frappe sa femme, son but n’est pas de lui mettre un œil au beurre noir mais de lui faire peur afin de la soumettre et de garder le pouvoir. L’enjeu de la violence, c’est toujours la domination. La plupart du temps, la violence physique n’intervient que si la femme résiste au contrôle et à la violence psychologique.”[11]

La violence sexuelle a ceci de spécifique qu’elle est à la fois un outil et une fin de la domination masculine, notamment au sein du couple.

La violence conjugale est délibérée

Il nous paraît fondamental d’insister sur ce point, car les conjoints violents tirent activement parti du mythe selon lequel les hommes ne sont pas pleinement conscients du mal qu’ils font et/ou qu’ils le font malgré eux, comme si leur violence était quelque chose qu’ils subissaient. Il suffirait qu’ils comprennent pourquoi ils font ce qu’ils font et qu’ils apprennent comment ne plus le faire pour qu’ils cessent de le faire. Mais, que ce soit avec les mains ou avec les mots, les coups que les hommes portent à leur compagne ne résultent ni d’incontrôlables éruptions émotionnelles, ni d’une sorte de malentendu qu’une simulation en réalité virtuelle ou un travail de “pédagogie” féministe – aussi assidu soit-il – suffirait à dissiper : ils savent ce qu’ils font et pourquoi ils le font.

Conjugué au dressage précoce – et féroce – des filles au rôle de bienfaitrices de la communauté pétries d’abnégation, ce mythe des-hommes-qui-ne-se-rendent-pas-compte est un moyen redoutable d’asseoir leur emprise sur les femmes, tant à l’échelle individuelle que collective. « Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ! « , nous serine-t-on depuis au moins 2000 ans. « Éduque-les à devenir meilleurs ! » nous enjoint-on désormais en prime – qui plus est, au nom du féminisme. Il s’agit là du terreau sur lequel les conjoints violents peuvent semer la confusion dans l’esprit de leurs compagnes : “Chérie, je ne comprends pas pourquoi je suis comme ça, c’est plus fort que moi et j’en souffre tellement, toi seule peux m’aider à devenir une meilleure personne !” C’est ainsi qu’ils les enchaînent à eux.

Lundy Bancroft explique que, par-delà la diversité de leurs profils, les conjoints violents ont en commun de jouer sur l’alternance imprévisible entre leur côté “Docteur Jekyll” et leur facette “Mister Hyde” afin de plonger leur conjointe dans un abîme d’incompréhension : comment peut-il avoir autant de bons côtés et me faire quand même autant de mal ? 

La réponse de Lundy Bancroft à cette question est sans appel :

“J’ai fini par me rendre compte, à travers mon expérience auprès de milliers d’agresseurs, que le conjoint violent veut être un mystère. Pour ne pas subir les conséquences de ses actes et éviter d’affronter son problème, il doit convaincre tout son entourage que son comportement est incompréhensible. Il a besoin que sa conjointe se concentre sur tout sauf sur la cause réelle de son comportement. (…) Dans l’esprit de l’agresseur, il existe un monde de croyances, de perceptions et de réponses qui s’assemblent de manière étonnamment logique. Son comportement est cohérent. Sous la façade de l’irrationalité et de l’explosivité, il y a un être humain avec un problème compréhensible et soluble. Mais il ne veut pas que vous le compreniez.”[12]

Une femme a très peu de chances de parvenir à quitter un conjoint maltraitant tant qu’elle reste convaincue d’avoir la possibilité de l’amener à changer. Et, tant qu’elle restera à ses côtés, il aura tout le loisir de continuer à la meurtrir, en instaurant une escalade graduelle de la violence qui aura pour effet de resserrer de plus en plus sur elle l’étau de l’attachement traumatique, caractéristique des situations d’emprise.

Faire croire aux femmes qu’elles peuvent se prémunir de la violence des hommes en sondant leur cœur pour le soigner, telles des infirmières de l’âme, n’est pas seulement mensonger – c’est criminel, car cela contribue à mettre les femmes en danger. Ce qui est stéthoscope pour les unes est harpon pour les autres. En finir avec le mythe des-hommes-qui-ne-se-rendent-pas-compte et rendre aux agresseurs leur responsabilité est donc à la fois une étape, certes douloureuse, mais incontournable du cheminement thérapeutique pour surmonter les séquelles d’une relation violente et un impératif politique dans la lutte globale contre les violences patriarcales.

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[1] Peytavin, L. (2021). Le coût de la virilité : Ce que la France économiserait si les hommes se comportaient comme les femmes. S.N. Éditions Anne Carrière.

[2] Voir par exemple : Cohen, C. (2019). Femmes de la préhistoire. Paris, Tallandier ; Lerner, G. (1986). The Creation of Patriarchy. Women and History (Vol. 1). New York and Oxford, Oxford University Press ; Patou-Mathis, M. (2013). Préhistoire de la violence et de la guerre. Paris, Odile Jacob.

[3] Voir par exemple : Sanday, P. Reeves. (1981). The Socio‐Cultural Context of Rape: A CrossCultural Study. Journal of Social Issues, 37(4): 5‑27 ; Sanday, P. Reeves. (2003). Rape-free versus rape-prone: How culture makes a difference. In: C. B. Travis (ed.). Evolution, Gender and Rape. Cambridge (Mass.), MIT Press, 337-361 ; Watson-Franke, M-B. (2002). A world in which women move freely without fear of men: An anthropological perspective on rape. Women’s Studies International Forum, 25(6): 599-606.

[4] Dans le sillage de Patrizia Romito, nous estimons que les termes « violence domestique » et « violence conjugale » sont des euphémismes occultant le sens unidirectionnel de la violence, tant à l’échelle sociétale qu’interpersonnelle. Les termes « violences maritales », « violences masculines conjugales » ou encore « violence masculine sur la compagne ou l’ex-compagne » nous semblent à ce titre offrir un reflet sociologique plus juste de la réalité genrée de ces violences. Romito, P. (2006) Un silence de mortes. La violence masculine occultée. Paris, Syllepse, 2006, p. 39. Voir aussi : Debauche, A. Hamel, C. (2013). La violence comme contrôle social des femmes. Entretien avec Jalna Hanmer, sociologue britannique. Nouvelles Questions Féministes, 32(1): 96-111.

[5] Boisvert, R. et Cusson, M. (1999). Homicides et autres violences conjugales. In: Jean Proulx, Maurice Cusson et Marc Ouimet. Les Violences criminelles. Québec, Les Presses de l’Université Laval, 77-90 ; Campbell, J. C. et alii. (2003). Risk factors for femicide in abusive Relationships: Results from a multisite case control Study. American Journal of public Health, 93(7): 1089-1097 ; Ministère de la Justice (2019). Mission sur les homicides conjugaux, en ligne.

[6] Bancroft, L. (2003). Why Does He Do That?: Inside the Minds of Angry and Controlling Men. New York, Berkley Books, p. 162.

[7] Ibid., p. xvi.

[8] A propos des tortures de guerre, voir notamment : Basoglu, M., Livanou, M., Crnobaric C., et al. (2005). Psychiatric and Cognitive Effects of War in Former Yugoslavia: Association of Lack of Redress for Trauma and Posttraumatic Stress Reactions ». JAMA, 294(5): 580–590.

[9] Bancroft, L. Op. cit., p. 8.

[10] Dufresne, M. (2002). La danse avec l’ours : Entretien avec le psychologue québécois Rudolf Rausch. Nouvelles Questions Feministes, 21(3) : 28-46, en ligne.

[11] Hirigoyen, M-F. (2009). De la peur à la soumission. Empan, 1(73): 24-30, p. 24.

[12] Bancroft, L. Op. cit., p. 18 et 20.